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Les Ascensions humaines
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DU MÊME AUTEUR
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Le Mystère du Poète, roman traduit par A. M. Gladès,
1 vol. in-i6 3 fr. 60
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ANTONIO FOGAZZARO
Lés Ascensions
humaines
ÉVOLUTIONNISME ET CATHOLICISME
Disposait ascensiones in corde suc.
Psaume LXXXIII.
Traduit par ROBERT LEGER
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PARIS
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LIBRAIRIE ACADÉMIQUI DIDIER
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PERRIN ET 0% LIBRAIRES-ÉDITEURS
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Tous droits réservés
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PREFACE
Les écrits^ réunis dans le présent volume
ont pour origine commune ma foi en un
mode hypothétique qu'aurait employé Tlntel-
ligence Suprême à la création de l'univers
et au gouvernement des destinées humaines :
la conviction profonde qu'il y a un harmo-
nieux accord entre l'hypothèse évolution-
niste et l'idée religieuse : la conscience du
devoir moral qui impose à l'homme de glori-
fier selon son pouvoir cette vérité dans
laquelle «il vit», dans laquelle «il se
meut» et dans laquelle «il est». Poète,
nfin, j'ai voulu présenter publiquement la
léfense de cette doctrine que m'apprend la
a
422394
II PRÉFACE
fin et la fonction de l'Art, et qui est, par
conséquent, la justification de mon œuvre.
Depuis le jouroii, pour la première fois, j'ai
défendu l'hypothèse évolutionnisle contre ses
adversaires religieux, ceux-ci ont perdu beau-
coup de terrain; ils ont abandonne des objec-
tions qui paraissaient des remparts inexpu-
gnables. Hors de l'Italie, on a levé l'étendard
de l'évolutionnisnie chrétien dans de solen-
nelles assemblées catholiques. En Italie, des
ouvrages d'ecclésiastiques étrangers ont été
traduits et publiés avec l'autorisation des
Curies épiscopales. En face de l'intransi-
geance de certains théologiens protestants, il
est apparu une fois de plus quelle est la force
du catholicisme pour élever l'esprit qui vivi-
fie au-dessus de la lettre qui tue. Si l'hypo-
thèse de l'évolution est encore attaquée
parmi nous au point de vue religieux et si
elle paraît haïssable à beaucoup de croyants,
notre liberté de jugement s'est trouvée
rv - — V
PRÉFACE m
démontrée par l'usage même que nous en
faisions, et, sainement entendue, cette liberté,
elle aussi, tourne à la plus grande gloire du
Créateur.
Il persiste cependant, plus forte que cer-
taines basses clameurs, une opposition obs-
cure et voilée d'indifférence, qui est un produit
d'éléments divers. On y trouve réunis, sans
qu'ils aient un terrain d'entente commun :
ceux qui craignent de voir disparaître un pré-
tendu antagonisme entre la science et celte
religion qu'ils ne pratiquent pas, à laquelle
ils ne croient pas, mais dont la voix toujours
menaçante ne laisse pas de les troubler et de
leur inspirer quelque doute inquiétant; ceux
qui ont peur d'entamer leur foi s'ils y font
quelque retouche et qui la gardent avec
crainte comme un joyau antique auquel il
faut laisser la patine des siècles ; ceux aux-
quels on soumit l'idée de l'évolutionnismespi-
pitualiste quand ils atteignaient l'âge auquel
P;
IV PRÉFACE
les idées, comme les veines, commencent- à
s'ossifier; ceux qui ont l'aversion instinctive
des conceptions trop vastes ; ceux qui veulent
bien honorer le Père universel des vivants,
mais qui éprouvent pour certaines parentés,
conséquences de cette paternité universelle,
un dégoût et une répulsion qui offenseraient
saint François d'Assises ; ceux enfin à qui il
semble peu intéressant de savoir si l'Univers
a été créé d'une façon ou d'une autre. C'est
cette digue, sourde et muette, qu'il faut
rompre avec l'aide de Dieu, car il n'est pas
vrai qu'il importe peu de lire ou de ne pas lire
la magnifique Révélation écrite sur le granit
des montagnes et sur l'aile des papillons, sur
les flots de la mer et dans les gouttes du
sang, dans le rayonnement des nébuleuses
et au fond de la pupille humaine. L'homme
qui s'instruit de cette Révélation est amené à
plonger, Tàme pleine de respect et de stu-
peur, dans les abîmes inexplorés du Conseil
PRÉFACE V 2
éternel; il est amené à découvrir, par expé-
rience, la loi aimable et terrible qui Ta créé
pour le soumettre à elle, pour le conduire vers
une joie éternelle ou une éternelle douleur.
Coupable est l'ignorance de ceux qui, confon-
dant à tort le fait même de l'évolution avec
les théories qu'on a imaginées sur les facteurs
de cette évolution et en particulier avec la
plus répandue, le darwinisme, soutiennent
que l'évolution aboutit nécessairement à une
morale basse et cruelle. Jamais plus grande
sottise ne fut proférée. Depuis le ténébreux
« Thohuvabohu » de la Bible, l'hypothèse de
l'évolution nous montre une suite merveil-
leuse d'opérations incessantes et infinies,
accomplies selon des règles mystérieuses et
inflexibles à l'intérieur des corps, avec la
coopération docile des astres. Elle nous
'nontre, s'actualisant sans cesse, les desseins
ifinis d'une volonté dont les voies sont dif-
îrentes de nos voies humaines ; elle nous
VI PRÉFACE
montre, au lieu des six jours miraculeux, un
miracle se prolongeant pendant des siècles
infinis en chaque atome de la planète, en
chaque moment du temps, pour s'arrêter à
l'apparition de l'homme, quand cesse l'ascen-
sion des organismes et quand commence la
liberté de l'esprit. Aveugle qui croit honorer
Dieu en niant l'immense travail dont l'homme
est sorti et en repoussant le récit divin pour
s'en tenir à la lettre du récit mosaïque.
Dans le récit de Dieu, que la science va
déchiffrant patiemment, lettre par lettre,
nous n'avons pas su lire encore comment, à
un moment solennel, les forces originelles
des choses étaient transformées pour pro-
duire la force vitale : mais nous commençons
cependant à y deviner que cette transforma-
lion dut s'accomplir dès le principe et que i
l'apparition de la vie fut un acte d'évolution.
La pensée moderne incline à reculer le pro-
blème de la vie plus avant dans un passé pro-
PRÉFACE VII
fond et ténébreux. Tout nous amène à croire
que le premier être vivant a été seulement la
première manifestation d'un principe qui bien
auparavant existait déjà dans la matière inor-
ganique, el que les forces physico-chimiques
sont des phénomènes d'une vie élémentaire,
d'une vitalité universelle des atomes. Des
penseurs comme Rosmini et Spencer ont
pénétré le sens de ce mystère. Un natura-
liste éminent, Pictet, a récemment soutenu
que le matérialisme se montrait impuissant à
expliquer certains mouvements de la matière,
lesquels supposent nécessairement une cause
immatérielle de mouvement. Or, si les pre-
miers organismes ont été le produit de l'évo-
lution, si, par conséquent, le principe moteur
des premières cellules vivantes n'est que la
transformation d'un principe moteur de toute
la matière, l'Univers apparaît à notre intelli-
gence avec une magnificence dont la pensée
nous exalte, et les créations des cieux tout
'"iprégnées d'esprit, roulant et tournant dans
ars immenses orbites par la force de l'esprit,
lus chaotent la gloire du Créateur encore
ieux qu'elles ne la chantaient au Psalmiste.
i poussière même de la terre nous devient
us auguste, et il nous semble entrevoir une
vinalion de ce mystère dans l'âme céleste
i Saint qui aima si tendrement fraie focu
sor aqua.
Mais c'est avec les organismes vivants que
immeoce plus nettement encore l'enseigne-
ent moral et religieux des faits de l'évolu-
3Q. Soit que les premiers organismes aient
iDtenu en puissance toutes les vies futures
; la terre, soit que la multiplication et la
ansformation des espèces aient été seulement
:oduites par l'action des facteurs externes,
DUS avons la vision d'un travail continu
■quel coopèrent directement ou indirecte-
,ent toutes les forces de la nature terrestre
, de la nature sidérale, conformément à
PRÉFACE IX
certaines lois. Nous voyons dans ces
lois, comme dans un miroir, la lumière
de FÉternel, qui, immuable et immobile,
agite et transforme constamment toutes
choses, et le plan divin nous apparaît dans
cette œuvre de création continue, que Ton
pourrait représenter symboliquement par des -^
lignes, avec une plus grande netteté que dans /
l'œuvre d'une création intermittente, qui /
serait représentée par des points. Les points
ne sont qu'une indication brève et sommaire
de la ligne. Un point, par lui-même, n'indique
ni but ni direction; il est à lui-même sa
propre fin. Au contraire, la ligne la plus
brève indique une intention et un but. Les
voies du Créateur dans l'évolution sont pro-
prement des lignes; elles expriment des
intentions et des buts, elles constituent un
plan qui ressemble aux plans humains en ce /
qu'ils ont comme éléments communs le \
principe de causalité et l'idée de fin et en
PRÉFACE
I que le plan divin révèle une intelligence
■éexislante, se déroulant dans le temps
livant une idée ou suivant un principe
iremcnt intellectuel qui échappe à l'action
I temps.
C'est ainsi que, par la tht*orie spirilualiste
srÉvolulion, se trouve glorifiéerintelligence
vine : ainsi sont rendues évidentes entre
ilsprit de Dieu et l'âme de l'homme ces
lalogies qui répugnent également aux
:agérations de l'anthropomorphisme et aux
:agérations contraires de ceux qui n'ad-
citent aucune ressemblance de l'Être
connaissable avec l'homme; et c'est pour-
loi cette théorie illumine d'une lumière nou-
ille et éclatante la loi suprême qui domine le
an de la Création terrestre. C'est la loi qui
. continuellemenl sortir de l'imparfait le
oins imparfait : mais comme ce mot
imparfait » suppose l'idée humaine de la
Tfection, el comme, même parmi les
PREFACE XI
hommes, ce terme peut êlre entendu de façons
diverses, il sera préférable de dire que,
selon l'évolutionnisme spiritualiste, une Loi
suprême a graduellement fait sortir sur la
terre, de la première créature vivante, la
dernière créature vivante, intelligente, ai-
mante. Dans toute la création terrestre
apparaît Faction continue d'une volonté
appliquée à produire de rintelligence et de
l'amour. On n'avilit point ces deux glo-
rieuses forces de la nature spirituelle créée
en disant qu'elles se trouvent en germe a
l'aube de la vie animale, dans l'exercice
des fonctions de nutrition. En même temps
que les organes de ces fonctions, très simples
dans le principe, vont se différenciant et se
compliquant, les actes qui en dépendent et
qui s'y rattachent se différencient eux-mêmes
et se compliquent. Il en est de même pour
les organes et les actes des autres fonctions ;
et ainsi la nature de ces actes de vie animale
wpi^«^«ïrj*'i *i"fyj^ ■ ',
XII PRÉFACE
se rapproche toujours davantage de la nature
de rinlelligence et de Tamour. Quand
l'homme est sur le point d'apparaître, il y a
déjà sur la terre des phénomènes admirables
de cette intelligence inconsciente qu'il
nommera instinct, des phénomènes de
mémoire, des phénomènes d'âme agissant
dans le sommeil ; il y a d'admirables phéno-
mènes d'amour maternel et d'amour conjugal ;
il y a même des phénomènes élémentaires
d'ordre familial et d'ordre social ; il y a enfin
des êtres tout disposés à servir et à aimer cette
créature semblable à Dieu, élaborée depuis
le commencement des siècles et qui va se
réaliser complètement. Si ce n'était pas
le soleil, mais l'intelligence et l'amour,
qui produisaient la lumière, d'hypothétiques
sélénites auraient admiré, voilà quelques
myriades de siècles, une lueur vague se
répandant sur le grand globe ténébreux de
la planète, puis une clarté croissante, des
f ■
PRÉFACE
éclairs, des flammes vacillantes, jusqiTau
moment où, une âme humaine étant enfin
créée, serait apparue dans les cieux le premier
rayon d'une pure et sereine lumière. La
création subite de Fâme humaine est
proprement un fait d'évolution. De même
que Taddilion d'une quantité infinitésimale
suffit à faire apparaître sur le cadran l'heure
nouvelle, à transformer une fraction en
unité, à déterminer une action chimique
foudroyante et génératrice de substances
nouvelles, ainsi Dieu créa-t-il tout à coup,
par une transformation infinitésimale, l'âme
de l'homme intelligente et immortelle,
essentiellement difi'érente des âmes qui
l'avaient précédée. 11 la créa capable de
connaître l'Être, la Vérité, capable de
l'aimer et ainsi de s'attacher à ce qui n'a
point de corps, à une Idée, à un Invisible. Il
la créa dominée par l'idée de cause, par la
nécessité d'attribuer une cause à tout phéno-
XIV PRÉFACE
mène, et capable aussi de craindre et d'aimer
les causes attribuées à toutes choses. 11 la créa
telle dès le principe avant même qu'elle
existât par une action universelle et inces-
sante, et c'est pourquoi la fin de la création
se présente sous une forme logique à l'intel-
ligence de riiomme qui approfondit et médite
ses propres origines. Quand on nous fait de
la création de l'homme un récit difficilement
acceptable, à notre époque, pour les intel-
ligences cultivées, et quand on nous prescrit
d'honorer Celui qui nous a produits de cette
façon, on allie le principe même de toute
obligation religieuse et morale à une matière
décourageante. C'est pour cette raison que
l'obligation religieuse et morale a été bientôt
repoussée par l'orgueil humain, par l'intel-
ligence superbe qui n'a de confiance qu'en
elle-même. Pour nous, évolutionnistes
ch rétiens, n ous nous attaquons à cette intel-
ligence rebelle, pour la même vérité, mais
PRÉFACE XV
avec des armes différentes : ainsi nous la
contraignons à abandonner un facile dédain
et nous l'obligeons à se défendre. Nous avons
en main, transformé et renouvelé, le livre
méprisé de la vie, où nous lisons, écrit en
grandes lettres de lumière, que Dieu a fait la
créature pour qu'elle le comprît, l'aimât et
le glorifiât. La première commence à l'ori-
gine de la planète, la seconde commence à
l'origine de la Vie, la troisième commence à
l'origine des idées. Les trois lettres forment
un mot unique, une auguste triphtongue qu'on
ne peut lire complètement qu'en en reliant
la première etla seconde partie à la troisième.
Le fondement de toute obligation religieuse
et morale apparaît ainsi clairement. Toute
la nature créée a le devoir d'obéir à la parole
qui l'a fait naître, de glorifier sa propre cause.
La créature organique ou inorganique qui
n'est pas douée de liberté a rempli ce devoir
par l'effet d'une inflexible nécessité. Elle est
XVI PRÉFACE
le miroir dans lequel s'est reflétée la gloire de
Dieu, afin que la créature libre pût la con-
templer : et nous croyons en outre avec saint
Paul qu'elle attend de Dieu le don de la
liberté afin qu'à son tour elle le puisse
glorifier. La créature libre a pu choisir,
elle a pu glorifier son créateur. La loi
suprême de l'Univers n'est pas atteinte par
une telle liberté : elle subsiste toujours, elle
réalise toujours son œuvre, elle agit sur le
jugement de l'homme, elle tourne d'une
façon terrible à la gloire de Dieu les rébellions
mêmes de la créature spirituelle, de même
que, dans le monde organique, les cas de dégé-
nérescence créés par l'insuffisante activité des
organes tournent à la gloire de la loi du
progrès. Ainsi, nous voyons cette doctrine
que le christianisme nous présente sous une
forme dogmatique dériver sous une forme
rationnelle de la théorie de l'évolution. Les
Psaumes, le livre de la Sagesse, l'Ecclésiaste,
PRÉFACE X\II
le livre de Job, les livres des prophètes, si
magnifiquement remplis de la grandeur, de
la puissance, de la sagesse et dç la ma-
jesté redoutable de Dieu, ne nous apprennent
pas les raisons impérieuses et logiques que
nous avons de glorifier cette doctrine, comme
nous l'apprend la loi de révolution. Il n'y
a pas une idée qui soit capable de remplir,
de rassasier, d'enivrer l'âme humaine
comme cette idée d'une coopération obliga-
toire, mais libre, au plan divin de l'Univers,
suivant les grandes lignes qu'une Science
nouvelle découvre chaquejourdansla nature,
comme cette idée d'un don libre de toutes nos
facultés d'intelligence et d'amour à la glori-
fication de l'Être qui, durant des siècles
innombrables, a travaillé h créer l'homme.
C'est pourquoi il importe de lire la révéla-
tion écrite dans l'histoire du monde. C'est ce
que des chrétiens ignorants ou timides n'ont
pas encore su comprendre. Voici la voix
. -•■ •.'
*
ït.
«*-
-/^K .
'%:
XVIII
PRÉFACE
solennelle des choses annonçant le pourquoi
de la vie, l'origine et la fin de cette force qui,
en ce moment, suscite les pensées à mon
esprit et fait mouvoir ma main, de cette
force qui fait palpiter mon cœur à l'idée qu'il
a été formé peu à peu pour glorifier la vérité
et la beauté dans leur cause et dans l'ordre
que cette cause leur a donné, pour glorifier
le Divin en tout amour, pour glorifier le
Divin en toute joie. Voici l'idéal qui em-
brasse, réunit et résume tous les autres
en un seul, qui répond à toutes les facul-
tés de l'homme, l'idéal que tous pourront
atteindre et qu'ils pourront atteindre tou-
jours, aussi bien l'humble créature perdue
dans la Toute-Puissance que le grand prince
qui Lui fait hommage de son propre pouvoir
et qui en use selon sa volonté; aussi bien
celui qui dirige ses actions suivant une règle
de justice où il reconnaît la loi de Dieu que
celui qui vit, obscur et pacifique, s'inclinant
"S V
PRÉFACE XIX
dans sa pensée et dans ses actes devant une
loi apprise comme divine.
Quant aux chrétiens qui gtorifient Dieu par
esprit de foi, qu'ils n'aillent pas considérer
comme superflue la parole qui peut du moins
faire réfléchir quelque incrédule et peut-être
en amener quelqu'un à confesser la gloire
divine. La dédaigneront-ils ceux qui, parmi
ces croyants, ont connu l'angoisse du doute?
Et les heureux qui, dans le secret de leur
âme, n'ont jamais lutté pour la foi, dédaigne-
ront-ils une raison nouvelle de rendre gloire
à Dieu? — Ce n'est pas tout encore. La con-
viction que Dieu, au prix d'un immense tra-
vail, a élaboré, pour sa propre gloire, Tintel-
ligence et l'amour, est de nature à pénétrer
de vie et de vérité les pratiques de la reli-
gion. Des actes sans intelligence et sans
amour, alors même qu'ils revêtent la forme
religieuse, ne sont pas des actes religieux :
ils ne peuvent être agréables à Dieii. 11 ne
PRÉFACE
peut être agréable à Dieu que rhomme, par
crainte deToffenser, s'abstienne de scruter les
problèmes les plus élevés et que cet homme
se contente d'une foi qui n'est plus en rap-
port, dans sa forme, avec les connaissances
scientiQques acquises par lui, comme un
avare qui garderait dans sa cassette un tré-
sor de pièces démonétisées au lieu d'en faire
frapper le métal à l'empreinte nouvelle. Il ne
peut plaire à Dieu que les hommes qui ont
pour missioti de diriger la société humaine
n'aient pas l'intelligence de Tordre qu'il lui a
donné; il ne lui plaît pas que la société civile
se gouverne comme si Dieu n'existait pas et
que la société ecclésiastique se gouverne
comme si l'ordre naturel de la société civile
n'était pas également sacré. Une lui plaît pas
qu'on choisisse pour gouverner l'Etat des
hommes qui ne L'honorent pas; il ne lui plaît
pas qu'on choisisse pour gouverner l'Église
des hommes d'intelligence étroite et de savoir
PRÉFACE XXI
restreint. Que Tesprit humain sente religieu-
sement la beauté des choses, la couleur, la
ligne, leur harmonieuse union, qu'il sente
religieusement la beauté des âmes, des idées,
des sentiments, de la parole, Dieu en ressent
plus de joie que des Te Deum chantés après
les batailles où des milliers d'hommes sont
envoyés sans préparation au jugement su-
prême. C'est par la beauté même de l'art que
le Créateur de rinlelligence veut être glo-
rifié. On considère bien en général l'inspira-
tion du poète, du compositeur, de l'artiste
comme un don de Dieu, mais si on réfléchis-
sait à la durée immense, à la stupéfiante
^ complexité de l'action divine qui l'a produite,
il serait plus difficile de refuser à l'art une fin
corrélative, dans l'esprit de Dieu, à la fin
même de la création, une fin qui, poursuivie
par l'intelligence humaine, la fait participer en
pensée et en acte à la gloire de Dieu.
Et, si l'on réfléchissait à l'élaboration de
XXII PRÉFACE
Tamour dans les organismes inférieurs, on
comprendrait mieux la nature et la grandeur
de ce sentiment que des hommes sceptiques et
des hommes religieux s'accordent trop souvent
pour mépriser. Dans l'évolution de la vie ani-
male, l'amour commence à se manifester bien
longtemps après l'instinct sexuel,de même que
l'instinct sexuel commence bien longtemps
après l'apparition des premiers organismes.
Il commence à se manifester dans les espèces
animales inférieures à l'homme sous forme de
préférence sexuelle, de passion jalouse, de
sacrifice, de tendances mono^^amiques. De
l'instinct sexuel se dégage le désir d'une
union plus exclusive, plus durable, plus com-
plète. La vie tend à produire un animal
monogame et capable d'aimer ainsi. Entre
cet amour et l'instinct sexuel, il y a harmonie
jusqu'à certaines limites et antagonisme
au delà. L'instinct sexuel, élaboré par la
nature, est polygame. Le désir de l'union
PRÉFACE XXIII
complète et éternelle, bîen qu'élaboré aussi
par la nature, est monogame. Le conflit entre
les deux tendances, préparé dans la vie infé-
rieure, éclate dans Thomme. Ce n'est pas le
seul conflit qui partage la nature humaine
entre deux lois opposées, mais c'est le plus
violent. L'âme tend à se soumettre l'instinct
sexuel pour le conduire vers cette forme
d'union dans laquelle elle domine et pour l'y
maintenir ; le corps tend à se soumettre l'in-
telligence pour l'avoir comme servante et
comme complice dans les unions où c'est lui
qui domine. Mais toutes les forces de l'évo-
lution tendent à élever l'esprit au-dessus du
corps. C'est le triomphe de l'intelligence qui
se prépare dans le plan divin. Le désir de
l'union parfaite, exclusive, éternelle, dans
laquelle deux intelligences associées do-
minent, coopère à l'action créatrice. Les
unions sexuelles dans lesquelles l'intelligence
est esclave de l'instinct contrarient la fin de
XXIV PRÉFACE
la création. L'enivrement de Tàme dans
Tiour, le désir de l'unité, de l'infini et de
,ernel sont des dons de Dieu à l'élément
)érieur de l'homme pour sa victoire sur
ément inférieur. Si nous considérons les
mmes de tous les temps eu égard h ce con-
, nous trouvons, aux deux ailes d'une majo-
î, qu'une oscillation perpétuelle emporte
i tendances mon'ogamiques aux tendances
ygamiques, deux minorités opposées : celle
; se soumet toujours aveuglément à la seule
ssancedc l'inslinct sexueletcelle qui nelui
ine jamais satisfaclion. Lapremière est un
oyable troupeau; la seconde, bien qu'elle
nprenne certaines natures superbes et
ides plutôt que nobles, s'élève au-dessus
; foules comme un groupe surhumain, et elle
pose le respect au monde. Dans ces âmes vic-
ieuses, il n'est pas rare de trouver l'exemple
n amour qui est entièrement dépouillé
nimalilé, bien qu'il ait sa source dans
PRÉFACE XXV
Tamour sexuel. Des hommes que TÉglise
catholique amis sur ses autels ont aimé ainsi
jusqu'à leur mort, et ce n'est pas les rabaisser
que de le dire, car leur amour pour la créa-
ture se confondait tout naturellement avec
leur amour pour le Créateur. Aucune autre
affection humaine, pas même Tamour mater-
nel, ne rapproche autant Thomme de la divi-
nité. Dieu Ta préparée pour sa propre gloire.
Peut-être n'y a-t-il aucun élan d'adoration qui
monte plus ardent vers lui que cet élan de
deux âmes qui s'aiment en Lui et qui, diffé-
rentes par le sexe, réfrènent tout désir et
toute jouissance sensuelle et aspirent à s'unir
à Lui dans l'éternité. De semblables amours
sont le privilège des âmes saintes; mais
cependant, dans les âmes soumises à ce
désordre intellectuel et moral que le langage
religieux appelle le monde, parfois aussi vient
à s'en allumer la rare et pure lumière. L'im-
possibilité légale ou morale de l'union ter-
*î<-
^•.«>l", "^V
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vi .
>rs-.
Vf'
XXVI
PRÉFACE
restre est communément, dans le monde, une
condition de son apparition et de sa persis-^
tance. Elle est comme Faube d'un état auquel
l'espèce humaine n'est pas encore arrivée et
auquel s'applique le neque nubent du Christ.
Certes, elle ne resplendit pas dans les âmes
adonnées au monde avec une clarté aussi
pure que dans les âmes remplies de Dieu.
Environnée par les vapeurs incandescentes
des passions, par des erreurs intellectuelles,
elle peut provoquer de terribles incendies
ainsi qu'une lampe allumée dont l'huile miné*
raie n'est pas assez épurée. Elle éclaire cepen-
dant; cependant une certaine vision des
choses divines commence dans les âmes enté-
nébrées où elle s'allume. Ce qui commence,
c'est la haine du mouvement contraire au
plan divin de l'évolution, c'est le dégoût de
redescendre de la nature humaine vers la
nature bestiale. Ce qui commence, c'est le désir
du mouvement qui répond au plan divin, c'est
i -
PRÉFACE XXVII
lapassion de s'élever: passion sansorgueil,mais
humble au contraire et pleine d'un sentiment
d'indignité. Ces mépris et ces élans, ces dégoûts
et ces passions sont une glorification de Dieu ;
Tàme mondaine qui les ressent est toute
proche de glorifier Dieu humblement. Telles
apparaissent, à la lumière de l'évolution,
l'origine et la fin de l'amour. Seule cette idée
peut satisfaire un croyant qui sent tout le
divin de l'amour et qui souffre d'entendre des
hommes religieux en parler sans respect et
sans intelligence.
En indiquant la signification morale de la
parole créatrice lue dans l'évolution de
l'Univers, je ne prétends pas y avoir trouvé
la solution de problèmes supérieurs à l'intel-
ligence humaine.
Je ne prétends pas, en particulier, y avoir
trouvé la solution d'un problème aussi angois-
sant que l'existence de la douleur et du mal
sous le gouvernement d'un bien infini. La
PRÉFACE
théorie de révolution m'amène à placer les
origines de la douleur et du mal dans un
monde qui a précédé le monde actuel ; mais
une semblable hypothèse ne fait qu'éloigner
le problème. Il me suffît de montrer à ceux
qui confessent avec moi le Fils de l'Homme
une harmonie sublime entre la vérité connue
par les moyens naturels et la vérité révélée.
11 me suffit de conseiller aux âmes qui
cherchent le vrai, qui errent, inquiètes, avec
défiance et avec envie autour de la religion
positive, de prendre la glorification de Dieu
comme règle fondamentale de leur vie, règle
conforme à la fois aux aspirations de leur intel-
ligence et à celles de leur cœur. Il n'y a pas
d'âme si grande qu'elle ne puisse se remplir
de cet idéal; il n'y en a pas de sîpetite qu'elle
ne le puisse contenir.
C'est la fin la plus sublime qu'il soit pos-
sible d'assigner à une vie, et cependant cha-
cun peut l'atteindre. Eu égard à cette fin, la
PRÉFACE XXIX
seule intention delà volonté est déjà un acte.
L'homme qui gît immobile sur un lit de dou-
leur a conscience de pouvoir coopérer à la
fin de rUnivers non moins que Tliomme qui
s'emploie du matin au soir à des œuvres exté-
rieures. Celui que contriste le blâme immérité
ou la louange imméritée s'en réconforte en
s' élevant vers Tidée souveraine qui l'attire
au-dessus des jugements humains. Il y res-
pire une gloire auprès de laquelle la gloire
humaine est misérable. Si d'aventure cette
gloire ne peut le consoler, il se console par
l'espérance. Parce que FUnivers est ordonné
de façon à développer l'intelligence et l'amour
pour la glorification de sa cause, la vision de
l'avenir se perd dans une splendeur croissante.
Il ne peut être conforme au plan divin que
l'âme créée s'anéantisse, puisque, fidèle à sa
mission, elle est un instrument nécessaire de
sa glorification. Il est vraisemblable, au con-
traire, qu'au-delà de la tombe ses facultés de
XXX PRÉFACE
maître et d'aimer se développeront et
elle participera davantage, en cet étal
onnu, au Bien suprême.
jes âmes dont je parle, si elles arrivent à
si haut degré d'espérance en Dieu, enten-
mt plus distinctement la tendre voix qui
aux souffrants : « Venez à moi. » Plus elles
ont étudié à fond dans l'Univers et dans
i histoire la fin de la création, plus elles
ont considéré les sottes révoltes deThomme
itre la Loi suprême, les fautes de leur
pre vie et les indignités de leur propre
ir, plus aussi elles seront émues par la
K de celui qui aime et qui pardonne. Les
I de l'évolution sont terribles à méditer
ce qu'on ne voit pas comment le pardon
eut trouver sa place. En face de la race
is laquelle domine l'intelligence, la race
is laquelle domine l'instinct déchoit sans
lède possible, et elle finit par disparaître
initivement. L'organe qui n'agit pas s'atro-
PRÉFACE XXXI
phie infailliblement. Pour Tâme libre qui se
soumet aux instincts et qui ne remplit pas
son devoir, il y a toutes raisons de craindre le
même sort.
Il est au moins vraisemblable qu'elle perdra
sa liberté comme la perd un peuple qui en
use mal. Ce qu'il y a de plus mystérieux dans
le cœur humain est peut-être le sentiment du
pardon; seul au monde ce sentiment révèle
une force qui pardonne. Cette révélation est
importante. L'homme qui pardonne, s'il recon-
naît une intelligence divine comme créatrice
de l'Univers, ne peut croire qu'elle ne pardonne
pas. 11 ne peut nier cependant l'inflexibilité des
lois qui gouvernent toute chose autour de lui
et qui jamais ne pardonnent.
L'affirmation de son sentiment et la néga-
tion des choses se heurtent dans sa tête. Il me
semble voir cet homme, désespérant de
résoudre l'énigme, s'asseoir accablé dans les
ténèbres. Passe le soufle d'un esprit, passe
R*'*
rv .
XXXII
PRÉFACE
une voix douce, profonde, surhumaine, qui
dit : « Toi pour qui la vie est lourde, viens à
moi. Viens à moi, toi qui ne peux comprendre
Tamour. Viens à moi, toi qui m'as méconnu,
toi qui m'as offensé, toi qui me nies encore.
Viens que je te pardonne, que je t'aime, que
je t'accueille dans mon royaume. »
L'homme se lève eu pleurant, et il va.
Antonio Fogazzaro.
SUR UNE RECENTE COMPARAISON
DES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DAR'
AU SUJET DE LA CRÉATION
1
i
I
En 1884, la faculté de théologie de TUni-
versité de Munich mit au concours la ques-
tion suivante :
« Exposer et comparer les théories de saint
Augustin et de Darwin sur la création. »
Ce fut le professeur Grassmann, du Sémi-
naire de Freising, qui remporta le prix.
En 1889 il publia son savant et limpide mé-
moire, où il résume les deux doctrines avec
une parfaite loyauté, mais en cherchant à
mettre en lumière par la comparaison toutes
leurs divergences*. Il prétend démontrer
que saint Augustin et Darwin ont eu une
1. F.-L. Grassmann, Die SchÔpfungslehre des heiligen Au-
gustinus und Darwins. Regens burg, Manz, 1889.
\ LES THÉOBIES DE S. AUGUSTIN ET DE DAIIWIN
idée différenle de l'individu et de l'espèce;
que, si sain! Augustin a médité sur l'origine
de la vie, Darwin a estimé que c'était folie
de se poser une semblable question; que
naturaliste repoussait à l'oncontre du saint
toute différence spéciGqite entre l'ûme de
l'bomme et celle de l'animal; que Darwin
enfin ne voyait autre chose dans le monde
que l'action de causes physico-mécaniques et
regrettait, ainsi qu'il l'a écrit à Hooker, de
s'être servi une fois du mot « créé » au lieu
d'employer ces mots : " apparu à la suite
d'un processus totalement inconnu «. J'aurai
l'occasion de rappeler plus tard des faits très
connus qui ne concordent pas avec ce juge-
mentsurles opinions religieusesdeDarwin ; il
mesuffit maintenant de remarquer que la voie
suivie parle professeurGrassmann était assez
aisée, non seulement parce que les deux
systèmes se développent évidemment sur des
terrains différents, dans des esprits différents,
AU SUJET DE LA CRÉATION 5
selon des lois différentes de raisonnement
et des critériums de vérité différents, mais
surtout parce que personne ne pourrait rai-
sonnablement attendre du penseur le plus
cultivé et le plus profond du iv^ ou du v* siècle
un système rigoureusement identique à celui
que la pensée humaine a enfanté quatorze ou
quinze siècles plus tard, après une transfor-
mation complète des méthodes scientifiques,
l'acquisition d'instruments innombrables,
extrêmement puissants et exacts, un travail
d'une intensité et d'une variété que les an-
ciens ne pouvaient même concevoir, une juste
récolte de découvertes merveilleuses par les-
quelles se trouvaient contredits, en totalité ou
en grande partie, tous les jugements et toutes
les opinions des contemporains de saint
Augustin sur les phénomènes de la nature,
découvertes qui livraient à l'observation et à
la réflexion humaines des domaines nouveaux,
4
sans comparaison plus étendus et plus fertiles.
■'V.: '^'*
6 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
Il me semble que la Faculté de théologie de
rUniversité Louis-Maximilien n'a pas bien
posé la question : la doctrine de Darwin, en
ce qu'elle a de propre à l'illustre naturaliste,
est distincte de l'hypothèse fondamentale de
révolution; elle tend à mettre en lumière
les facteurs et les formes de ce processus une
fois admis en ne considérant que notre monde
et spécialement les espèces animales. Puisque
d'autres naturalistes et penseurs, avant ou
après lui, ont construit sur la même base
des théories scientifiques différentes, il ne
paraît pas très opportun de comparer les
intuitions théologiques et métaphysiques de
saint Augustin avec aucun de ces systèmes
particuliers. Qu'importe en effet, par rapport
aux idées de saint Augustin, que les facteurs
de l'évolution soient, comme le veut Lamarck,
l'influence du milieu, les effets de l'exercice
ou de l'inaction des organes, que ce soit la
sélection naturelle ou cette ^roi^iA-/brc^, mo-
AU SUJET DE LA CRÉATION 7
diBée par le milieu et par l'effort du sujet,
dans laquelle le professeur Cope voit l'ori-
gine des variations individuelles, que ce soit
enfin la sélection physiologique proposée par
Romanes en 1886 et considérée par quelques-
uns comme le plus grand pas fait par la science
sur celte voie. Ce qu'il importe uniquement
d'opposer à saint Augustin , c'est cette hypothèse
que toutes les espèces dérivent généalogique-
ment d'une souche commune soit par degrés
insensibles, soit par sauts brusques et par voie
de naissances spontanées, ainsi que le veulent
KôUiker et Wigand. Si Timmense renommée
de Darwin l'indiquait à la Faculté de théolo-
gie comme le plus grand représentant du
transformisme, les savants professeurs de
Munich ne pouvaient ignorer que la sélection
naturelle est vigoureusement combattue au
sein même de l'armée évolutionniste et que,
de l'aveu même de son propre inventeur,
elle est en tout cas impuissante à expliquer
8 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
la variabilité des espèces, n'ayant en effet
d'autre fondement qu'un phénomène inex-
pliqué, les variations individuelles dans les
limites de chaque espèce.
L'hypothèse fondamentale commune à
Darwin et au théologien Henslow, au maté-
rialiste Haeckel et au spiritualiste Le Conte,
au professeur Huxley et à son contradicteur
Mivart, voilà ce qu'il fallait mettre en regard
de la doctrine de saint Augustin ; même, au
lieu d'une hypothèse restreinte aux orga-
nismes terrestres, il fallait aller jusqu'à l'hy-
pothèse d'une évolution universelle de la
matière, la grande hypothèse qui est celle de
la nébuleuse avant d'ctre celle du transfor-
misme. La question étant ainsi posée, les
concurrents auraient eu a examiner si les
systèmes avaient quelque ressemblance essen-
tielle et se rencontraient en un point commun.
Que le dogme chrétien de la création soit
inconciliable avec la doctrine évolutionniste,
AU SUJET DE LA CRÉATION 9
c'est ce que proclament, comme peut facile-
ment le remarquer un observateur impartial,
à la fois les savants les plus éloignés du chris-
tianisme et les croyants les plus éloignés de
la science, c'est-à-dire ceux qui ignorent au
moins une moitié du sujet sur lequel ils
raisonnent. C'est un étrange accord, produit
d'un côté par la haine et de l'autre par la ter-
reur. Du côté de la science irréligieuse, ïodiwn
antitheologicum a troublé le cerveau de plu-
sieurs penseurs plus mesurés que Vogt,
d'après lequel les apôtres devaient présenter
dans la structure de leur crâne des carac-
tères nets de la nature simiesque^ HaBckel,
disciple téméraire d'un maître prudent, tout
en déclarant que la création, en tant qu'elle
implique le néant comme origine de la ma-
tière, ne peut servir d'objet à des considéra-
tions scientifiques, ajoute aussitôt que l'éter-
1. VooT, Vorlesungen ilber den Menschen. Voyez Mivart,
Genesis of Species^ Introductory.
10 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
nité de la matière est prouvée par la science,
repousse le concept téléologique de l'Univers
et, à propos d'évolution, fait intervenir les
Papes et la gérarchie*. Il reconnaît que deux
idées fondamentales du récit mosaïque lui
sont communes avec les théories évolution-
nistes, à savoir l'idée de différenciation et
ridée de perfectionnement progressif des
organismes; mais toute son œuvre a pour
objet de démontrer l'antagonisme entre les
traditions religieuses et la doctrine qu'il voit
combattue par les prêtres de toutes les Églises.
Cependant celui qu'il révère comme le plus
grand auteur de cette doctrine, Darwin, a tou-
jours protesté contre l'accusation d'irréligion ;
dans toutes les éditions de sonlivre sur Y Origine
des Espèces, il a maintenu le mot créé ^ malgré
la fameuse lettre à Hooker. Au frontispice de
la seconde édition de son livre, Darwin a ins-
crit les paroles par lesquelles l'évêque Butler
1. II^CKEL, Natûrliche Schopfungsgeschichte^ cap. ii.
AU SUJET DE LA CRÉATION 11
déclare reconnaître dans les lois de la nature
la volonté constante d'un esprit intelligent;
Haeckel, au contraire, a pris Tépigraphe de
son Anthropogénie dans le Promêthée de
Gœthe, le poème de la haine contre Dieu.
Virchow, qui renferme en lui un savant et
un philosophe en désaccord continuel, après
s'être attaqué avec violence aux bases mêmes
que le transformisme croit trouver dans la
science, s'abandonne à VOdium antitheologi-
cwm, auquelil donne le nomhonorable de Pom#
de vue du sentiment ^ ; aux théologiens chré-
tiens il oppose, par des arguments tirés de
la morale, cette même doctrine sur l'origine
de l'homme dont il a voulu d'abord ruiner les
preuves scientifiques, et il laisse échapper ces
mots bien singuliers pour un savant : « Où
les faits manquent, il reste encore de la place
pour la science fondée sur le sentiments »
1. Gefûhlsstandpunkt.
2. Wo die thatsachen fehien, da bleibt auch fur die Gefûhls-
"wissenschaft ein Platz. Virchow, Menschen und AffenschiideL
12 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
Plus connues encore sont les violences maté-
rialistes de Bûchner. Voilà comment, surtout
par la faute de quelques darwinistes alle-
mands, la passion a pris, dans cette discus-
sion, la place de la science; «linsi Téten-
dard moniste de Haeckel, dressé au-dessus
de la doctrine évolulionniste, a pu per-
suader à certains esprits qu'elle est vraiment
un ouvrage de guerre, un travail d'approche
contre le christianisme. Cette opinion fut
d'ailleurs confirmée par un très grand nombre
de livres publiés dans toutes les parties du
monde et où se trouve développée avec une
singulière complaisance cette partie de la
théorie qui est relative à l'origine de l'espèce
humaine, partie que l'on considère comme
capitale dans la lutte avec les traditions reli-
gieuses ^
Aux Etats-Unis, le monisme haeckelien a
1. Voyez WiGAND, l)er Darwinismus uncl die Naturforschung
Newtons und Cuviers, vol. 111, p. 171.
AU SUJET DE LA CRÉATION 13
pénétré, malgré Tattitude hostile de certains
savants illustres, sous une enveloppe mys-
tique qui prouve moins en faveur du juge-
ment que de la bonne volonté de ses adeptes.
Un des plus ardents et des plus imaginatifs
d'enlre eux, Powell, a écrit sur l'évolution
un livre * dont les propositions sont beaucoup
plus métaphysiques que scientifiques. L'au-
teur, un calviniste qui, ne pouvant supporter
les sévères doctrines de son Église, en est
sorti d'un bond pour aller tomber hors du
christianisme, affirme, dès le début de son
livre, — œuvre pleine de cœur, qui dénote
uneàme ardente et troublée, l'antagonisme
nécessaire entre la doctrine transformiste et
la foi religieuse; et, puisque Laplace a dit
que tout progrès de la science fait reculer
dans l'histoire de l'univers l'action d'une
cause première, Powell se demande si on ne
pourrait, par un effort suprême, « byone final
1. Powell, Our UeredUy from God,
n
14 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
push », réiiminer tout à fait; évidemment,
c'est à cette gloire qu'il aspire. Chez nous,
pour citer un exemple tout récent, le profes-
seur Morselli, reproduisant en substance,
dans ses très savantes leçons sur l'anthropo-
logie générale, un passage de l'jE'^^aî d'Herbert
Spencer sur l'hypothèse de la nébuleuse,
affirme que l'idée de Création, inconciliable
avec celle d'Evolution, appartient à un stade
inférieur de la connaissance humaine*.
Aujourd'hui, pense-t-il, le seul système de
philosophie susceptible de se développer est
l'évolution nisme moniste. Derrière de sem-
blables maîtres marche une foule anonyme
qui prendsurtout dans les nouvelles doctrines
celles qu'elle comprend le mieux, qui lui sou-
rient le plus et qu'elle s'est le mieux assimi-
lées : l'origine simiesque dé l'homme et la
négation du Créateur.
D'autre part, quelques revues anglaises et
i . Lezîoni di antropologia^ seconde leçon, p. 40.
AU SUJET DE LA CRÉATION 15
américaines, telles que la North British
Review, le Christian examiner ^ \di North Ame-
rican Revtew ont accusé d'athéisme, dès le
début, la théorie transformiste de Darwin,
tout en admettant le théisme de Tauleur.
Cette accusation fut renforcée par un théolo-
gien américain de grande réputation, le doc-
teur Hodge, et par d'autres encore. Agassiz,
dans l'esprit duquel, suivant Le Conte*, s'est
formée la grande idée de l'identité essentielle
entre le développement des genres, des
espèces et des individus, n'a pas voulu édi-
fier sur cette base, comme il aurait dû le faire
logiquement, la théorie de l'évolution : il l'a
même combattue chez Darwin parce qu'elle lui
paraissait aboutir à la négation d'une vérité
plus haute et plus certaine, l'existence du
Créateur; il a mérité ainsi d'être très favo-
rablement cité par Grassmann, bien qu'il
1. Le Conte, Evolutions and Us relations to religions
Throught, p. 43.
16 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
ne fût pas orthodoxe, mais qu'il soutint la
diversité des espèces.
Le livre de Darwin sur l'origine de
riiomme, Tidentité de nature affirmée entre
Tâme de Tliommc et celle des bêtes, le
dogmatisme brutal de Hœckel jetèrent la
terreur et l'effroi parmi les croyants. De pro-
fonds penseurs catholiques, comme Zanella
et Fornari, parlèrent de révolution avec
horreur, et Antonio Franchi en parla avec
plus de violence encore dans son Ultima
criiica. Le professeur Grassmann, couronné
comme je Tai dit par la Faculté de théologie
de Munich, veut démontrer que la foi est
inconciliable avec le transformisme darwinien
en tout ce qui est relatif à Tâme humaine;
il considère comme vaines toutes les tenta-
tives faites pour accorder Tidée générale
d'évolution avec Tidée de création. En 1888,
un conseil ecclésiastique presbytérien relira
sa chaire à un professeur de théologie parce
l-
AU SUJET DE LA CRÉATION 17
qu'il enseignait qu'Adam avait été créé
d'une poussière issue d'autres organismes et
non d'une matière inorganique ^ Je me sou-
viens enfin d'avoir entendu le P. Agostino
de Montefeltro terminer une de ses plus élo-
quentes prédications par une anecdote qui
avait pour objet de condamner et de railler
l'hypothèse de l'origine animale de l'homme.
C'est ainsi qu'une autre foule anonyme,
repoussant les nouvelles doctrines parce
qu'elle les entend maudire par ses maîtres,
prêcher par les adversaires de toute foi, et
surtout parce qu'elles lui paraissent contraires
au récit mosaïque, s'empresse d'accorder
bénévolement à l'ennemi qu'évolutionnisme
et matérialisme se confondent, qu'évolution-
nisme et christianisme sont inconciliables.
C'est tout ce que veulent Haeckel et ses
disciples. Toute opposition de caractère reli-
gieux leur est agréable ; ils la préviennent en la
1. Mac Queary, Evolution ofMan and Christianity^ p. 72^
a
18 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
proclamant nécessaire, inévitable ; ils ignorent
les opinions et les témoignages contraires»
Powell publiant, en 1889, la longue liste des
auteurs qu'il a consultés pour écrire son
ouvrage y met bien Quatrefages, antique
adversaire de la variabilité des espèces, mais
on n'y trouve pas Le Conte, Américain comme
lui, géologue remarquable, professeur à
rUniversiJé de Californie, qui, deux années
auparavant, avait publié une apologie de
l'évolution inspirée par de profondes convic-
tions chrétiennes.
Il ne faudrait pas commettre de semblables
inexactitudes, car le monisme trouve en
face de lui des adversaires moins terrorisés
et moins complaisants que ceux dont j'ai
parlé, qui ne sont nullement disposés à lui
reconnaître aucun monopole sur l'hypothèse
de l'évolution, mais qui sont tout prêls à
relever ses erreurs de fait et jusqu'aux appa-
rences d'un subterfuge peu recommandable.
1
AU SUJET DE LA CRÉATION 19
Haeckel et ses partisans commettent donc une
grave imprudence lorsque, exposant les
origines historiques de Tidée transformiste
et traitant de ses précurseurs, ils s'occupent
d'Anaximandre, d'Heraclite, d'Empédocle, de
Lucretius Carus et passent sous silence les
intuitions puissantes et lumineuses des
grands penseurs chrétiens. Comme il n'était
pas en leur pouvoir de supprimer les témoi-
gnages des Pères de l'Église, il valait beau-
coup mieux pour eux s'y attaquer et les discu-
ter. De son côté le professeur Grassmann
aurait, je crois, mieux servi sa cause, si, après
avoir marqué les différences entre les hypo-
thèses de saint Augustin et l'hypothèse cvo-
lutionniste, il avait aussi relevé d'une façon
expresse les coïncidences entre ces deux
systèmes qui ont une origine partielle dans
la même analyse : ces coïncidences, en effet,
sont évidentes, et elles ont une portée singu-
lière.
1
II
Dans le traité De Genesi ad litteram^ saint
Augustin, s'attachant principalement au pas-
sage : « Celui qui vit dans Télernité a créé
toutes choses à la fois* » et aux versets
4 et 5 du chapitre ii de la Genèse : « Tel est
le récit de la création du ciel et de la terre,
quand vint le jour où Dieu fit le ciel et la terre
et toutes les plantes des champs avant
qu'elles n'apparussent sur la terre et toutes
les herbes des champs avant qu'elles ne s'y
élevassent- », considère comme probable que
1. Qui Tivit in œternum creavit omnia simul. Ecclé-
siaste, XVIII, i.
2. « Hic est liber creaturœ cœli et terrœ, cum factus est
dies, fecit Deus cœlum et terram et omne \iride agri ante-^
quam esset super terram et omne fœnum agri antequam
exortumest. » La version adoptée par saint Augustin s'écarte
un peu dans ce passage de la Vulgate, que Ton peut traduire
LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 21
tous les organismes ont été créés à la fois et
en puissance, potentialiter^ causaliter^ pri-
mordialiter^ d'une matière première dont ils
seraient ensuite sortis, chacun à son temps,
selon Tordre indiqué par la Genèse. Le
monde actuel, avec toutes ses formes diverses,
existe virtuellement en germe : « De même
que, dans la graine même étaient obscuré-
ment contenues toutes les parties de Tarbre
futur, ainsi y a-t-il lieu de penser que le
monde, quand Dieu créa toutes choses simul-
tanément, avait en lui-même tout ce qui fut
fait en lui et par lui à mesure qu'en vint le
jour*. » Saint Augustin n'a pas fait exception
pour le corps humain ; il ne lui a pas reconnu
adnsi : « Telle fut l'origine du ciel et de la terre, quand l'un
et l'autre furent créés au jour où le Seigneur Dieu fit le ciel
et la terre et toutes les plantes des champs avant qu'elles
n'apparussent sur la terre et toutes les herbes de la terre
avant qu'elles n'en sortissent.» Les diflérences entre ces deux
textes n'ont aucune importance pour la discussion.
1. « Sicut autem in ipso grano invisibiliter erant omnia
simul quœ per tempora in arborem surgant, ita ipse mundus
cogitandus est, cum Deus simul omnia creavit, habuisse simul
omnia quœ in illo et cum illo facta sunt cum factus est dies. »
De Gen. ad Litt., V, 45.
23 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
une noblesse particulière qui le distinguât
corps (les animaux. «Si donc il façonna
us la terre l'homme et les animaux,
'est-ce que l'homme a de plus excellent à
égard, sinon qu'il fut créé à l'image de
!U? Et cela s'applique non à son corps,
,is h son ûme spirituelle^ » IH'a vu exister
puissance dans la matière première et en
'tir « secundum causalemratîonem » , comme
t vu exister dans le monde, dès la création
ginelle, l'àme humaine. « Examinons donc
la vérité peut être ce qui m'apparalt sans
:un doute comme plus acceptable pour la
son humaine, à savoir que Dieu, dans ces
imiers actes par lesquels il créa toutes
3ses à la fois, ait aussi créé l'ame humaine
ur l'insuffler ensuite, en temps voulu, aux
smbres qu'il façonnait dans l'argile ; de ces
B Si ergo et homïnem de terra el bcstias de terra ipse for-
lii, quid habethomo e^ccllentius in liac re nisi quod ipse ad
ginem Dei creatus est 1 Nec taincn lioc secundum corpus,
secundum intellcctum mentis. » De Gen. ad tilt., Vf, ~J2.
AU SUJET DE LA CRÉATION 23
membres mêmes il aurait créé parmi les choses
simultanément mises au jour la forme vir-
tuelle, afin d'en faire sortir, àTheure voulue,
le corps humain. On pourrait donc penser,
si l'aulorité des Écritures et si la raison ne
s'y opposent pas, que Fhomme fut fait, le
sixième jour, d'un corps qui déjà existait en
puissance et d'une âme créée dès le premier
jour et cachée parmi les œuvres de Dieu*. »
L'hypothèse qu'exprime saint Augustin
avec prudence et avec quelque timidité se
rencontre avec l'hypothèse évolutionniste
pour exclure les créations spéciales et suc-
cessives opérées par les actes de création
1. « lllud crgo videamus iitrum forsitan verum esse possit,
qiiod certe humanœ ratiohi tolerabilius mihi videtur, Deum in
illis primisoperibus, quae simul omnia creavit, animam eliam
luimanain créasse quam suo tempore membris ex linio for-
mali corporis inspiraret, cujus corporis in illis simul conditis
rébus ralionem, creasset causaliter, secundum quam fieret,
cum faciendum esset, corpus humanum. Grcdatur ergo si
nuUa Scripturarum auctoritas seu verilalis ratio contradicit,
liominem ita factum sexto die ut corporis quidem humani
ratio causalis inelementis, mundi anima vero jam ipsa crearc-
tur sicut primitus conditus est dies et creata lateret in opc-
ribus Dei. De Gen. ad litt.^ VU, 35.
24 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
distincts, tandis que ceux-ci apparaissent à
beaucoup de croyants comme inséparables
de ridée chrétienne de création au moins en ce
qui concerne le corps humain. Ces deux hypo-
thèses sont donc d'accord sur ce point capital.
Admettant ainsi que tous les organismes
sont issus d'une matière première comme
Farbre est issu de la graine, saint Au-
gustin peut sans doute admettre sur l'ori-
gine des espèces toute théorie partant de
l'évolution naturelle : il en est une cependant
avec laquelle son hypothèse se concilie plus
facilement qu'avec toute autre : c'est celle qui
aux agents darwiniens oppose l'action de
causes internes : et c'est précisément cette
théorie qui, selon Wigand, doit réunir pro-
chainement tous les schismatiques de l'évolu-
tion, tous ceux qui, expliquant diversement
le processus généalogique des organismes, en
admettent l'unité. Mais si, dans le traité De
Genesi ad litteram^ saint Augustin a exposé
AU SUJET DE LA CRÉATION 25
comme avec crainte ses idées sur la création :
« si nuUa Scripturarum auctoritas seu veri-
talis ratio contradicit )^, il les a au contraire
développées ailleurs en un langage précis et
enflammé qu'on dirait pénétré, comme la
parole des prophètes, d'un souffle d'en haut.
Au livre XII des Confessions^ saint Augus-
tin, qui joignait un cœur ardent à une intelli-
gence très subtile, nous rapporte en effet ses
méditations sur le second verset du premier
chapitre de la Genèse, particulièrement sur
les paroles qu'il cite ainsi : « Terra autem
erat invisibilis et incomposita », et il rend
passionnément grâces à Dieu qui lui en a
révélé le sens caché. A développer ces idées,
son cœur s'épanche en accents presque
intraduisibles de prière, de reconnaissance et
d'admiration; j'avoue ne connaître aucune
page d'écrivain ancien ou moderne où une
spéculation métaphysique aussi élevée soit
entraînée, dans ces régions les plus hautes
26 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
de la pensée humaine, en des mouvements
de lyrisme aussi puissants. Cette « terra
incomposita et invisibilis » lui est apparue
comme une substance dont on ne peut dire si
elle est matière ou esprit, comme une matière
sans forme et qui est capable, par conséquent,
de prendre toutes les formes que revêtiront
successivement les corps ou, pour mieux dire,
qui est la cause, toujours permanente en eux,
de leurs variations continues. Cet « informe
quiddam » par l'action duquel tous les corps
passent de forme en forme, qui n'est pas
visible, qui n'est pas corps, qui n'est pas
esprit, qui, en même temps, est et n'est pas,
si bien qu'on peut le nommer nihil aliquid^
n'a-t-il pas quelques-uns des caractères de
ce que nous, modernes, nous appelons force?
Ne serait-il point la vis essentialis de VVolf,
le nisus formativus de Blumenbach, le prin-
cipe sensible et organisateur de Rosmini, la
innerc Ursache de KôUiker et de Wigand, la
AU SUJET DE LA CRÉATION 27
unknow internai lato de Mivart? Ne serait-il
point cette variabilité originelle que le darwi-
nisme laisse inexpliquée, cette permutation
ou mutabillty dont Powell écrit qu'elle est la
tendance originelle de la nature, « the origi-
nal tendency in nature»? «Car la variabi-
lité des choses est capable de toutes les
formes entre lesquelles varient les choses
variables ^)) C'est cette vérité que saint
Augustin nous raconte avoir demandée à
Dieu, « suant etsoufflant-», et avoir obtenue
de lui. « N'est-ce pas toi-même, ô Dieu, qui
me Tas enseignée^?» Que son interprétation
divinement inspirée du texte mosaïque soit
différente de celle qu'on accepte communé-
ment, peu lui importe. Le texte s'adapte aux
intelligences humaines : il y a plusieurs sens
acceptables, et Ton peut prendre l'un ou
1. Mutabilitas enim rerum mutabilîum ipse capax est for-
marumomniuminquasmutanturresmutabiles.Con'.jXU, vi,6.
2. « Aestuans et anhelans. »
3. « Nonne tu, Domine, docuistime? »
28 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
l'autre; lequel d'entre eux Moïse a entendu y
mettre, on ne peut l'affirmer sans témérité.
Contre celui qui lui opposerait : « Moïse n'a
pas pensé comme tu le dis, mais comme je
le dis w, saint Augustin s'emporte au point de
prier Dieu de lui donner la patience.
Selon le professeur Grassmann, l'hypothèse
de saint Augustin n'a pas été reprise, et elle
est restée unique dans l'Église. Mivart avait
déjà démontré le contraire en citant saint
Thomas, saint Bonaventure, Albert le Grand
et quelques théologiens moins anciens, comme
le cardinal Noris, Berti et le jésuite Panciani,
notre contemporain. De son côté, Asa Gray,
— cité par Morselli comme un des disciples
de Darwin, mais disciple bien modéré et bien
circonspect, si même il en est un, et très
éloigné en tout cas de partager les idées
monistes, rappelle que la doctrine de la
fixité des espèces est relativement récente,
et que les théologiens anciens ont su s'en
AU SUJET DE LA CRÉATION 29
passer ; il cite à l'appui de son dire saint
Augustin et saint Thomas, et il les appelle
« model evolutionists* ». Mivart, en citant
saint Thomas, omet peut-être une distinction
nécessaire, et certainement le mot « evôlu-
tionists » employé par Asa Gray est impropre,
mais ces inexactitudes et ces impropriétés de
termes peuvent être écartées sans enlever
beaucoup de valeur à ses citations.
En fait, saint Thomas n'a pas résolument
approuvé l'hypothèse de saint Augustin, bien
qu'il en parle avec un grand respect et avec
le désir évident de concilier autant que pos-
sible les vues de saint Augustin avec celles
des autres théologiens. En ce qui concerne la
création de l'âme humaine et les journées de
la Genèse, où saint Augustin, attribuant un
sens figuré aux mots mane et vespere ne voit
qu'une seule journée, saint Thomas le
contredit; mais quant à la création des orga^^
1. AsA Gray, Darwiniana,
30 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
nismes en puissance, saint Thomas, sans se
départir du langage prudent qui lui est
habituel, l'envisage favorablement : il dit à
son sujet dans les Sententiœ : «Je préfère
cette opinion*, et, dans la Somme^ traitant
des œuvres du cinquième jour, c'est-à-dire de
l'origine commune des reptiles et des oiseaux
que saint Ambroise chanta comme issus d'une
même souche et dont la parenté estdémonlrée
aujourd'hui par la paléontologie, il écrit :
« Dans la création originelle des choses, le
principe actif fut la parole de Dieu, qui, de la
matière inorganisée, produisit les animaux
ou par des actes immédiats selon de nombreux
saints ou en puissance selon saint Augus-
tin^. »
Il avance encore, dans d'autres passages,
1. « Ilœc opinio plus mihi placet. » Thomas d'Aquin,
Sente?itiaSy dist. XIT, quœstio 1, art. 2.
2. « In prima autem rerum institutione principiumaclivum
fuit verbum Dei, quod in materia elementari produxit ani-
malia, vel in actu secundum alios sanctos, vel virtute
secundum Augustinum.» Somme théologique, p. I, quœstio 78.
AU SUJET DE LA CRÉATION 31
des propositions qui concordent avec Topinion
de saint Auguslin : «Les espèces nouvelles,
s'il en apparaît, ont préexisté dans certaines
vertus actives ^» Dans VEœpositio aurea in
Genesim^ bien qu'il exprime une opinion
opposée à celle de saint Augustin quant à
l'interprétation des jours et qu'il déclare avoir
pour lui les autres théologiens : istam tamen
viani non tenent doctores moderni, il énonce
au contraire des jugements, et il use d'expres-
sions qui reproduisent avec une netteté encore
plus grande une partie des opinions de saint
Augustin sur le mode de création des
organismes. Avec le germlnet terra lui
apparaît une puissance infuse dans la terre
dont l'action a donné naissance à l'herbe et
aux arbres. «Si donc il emploie le mot de
germes^ c'est que la terre a reçu la puissance
de produire ce qui naît de la terre, et cet
1. « Species novœ, si quœ apparent, praestiterunt in
quibusdam acti^is virtutibus. » Somme théologique, p. i,
quseslio 78.
32 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
ordre donné à la matière serait vain si elle
n'avait une vertu germinatrice..., mais c'est
ensuite l'acte même de la production qu'il
considère quand il ajoute : et la terre 'pro-
duint Vherhe verdoyante"^ . »
Saint Thomas n'a pas pensé à une loi
universelle de transformation selon laquelle
les organismes végétaux seraient allés se
développant d'espèce en espèce par l'effet de
X^'potentia 5^mma/û'; il a cependant considéré
comme possible quelque transformation
particulière, comme l'indique le passage
suivant :
« Si donc il existe quelques arbres comme
le pin, le figuier et d'autres semblables que la
terre n'ait pas la puissance de produire d'elle-
même sans l'intermédiaire de quelque autre
1. Dicit igitur germinet : ad productionern enim sequitur
collatio potestatis ipsi terrœ ad producendum terrae nas-
centia, pro nihilo enim materia requireretur nisi illi data
esset seminalis potentia... et subdit productionern actualem
cum dicit : el protulit t^^ra hçrbam virenlem. — Exp. aurea
in Gen., cap. i.
AU SUJET DE LA CRÉATION ï
espèce, c'est qu'elle les a produits parce qu'il
étaient en germe daos celle autre espèce'.
On ne peut donc appeler ni saint Thomas i
saint Augustin des « model evolutioiiists ». Il
n'ont pas songé que tous les organisme
pussent successivement sortir d'une ou d
plusieurs forces primitives. Du moins leui
opinions sur le développement des forme
diverses de la matière originelle peuvent-elle
très bien s'accorder en tout ou en partie ave
l'hypothèse avancée sur le même sujet, selo
leurs points de vue propres, par les science
physiques modernes : c'est là ce qu'il import
de reconnaître dans les opinions des grand
théologiens chrétiens plutôt que de recherche
s'il y ades différences entre leur métaphysiqui
et notre physique, ou s'ils sont d'accon
entre eux sur l'interprétation des Écritores
1. « Si auteni sunt aliqua ligna nd quiE non est terra ii
potentia Keminali ex se nisi mediante aliqua specie, aicu
pinus et ûcus et talia, exponilur qiiod protulit ista quia i
eis ista prolala sint. > Ibidem.
34 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
ce dernier point semble beaucoup trop préoc-
cuper le professeur Grassmann quand il veut
nous démontrer que la théorie de saint Au-
gustin lui est particulière. Ceux qui ont le
glorieux devoir de défendre publiquement le
christianisme devraient se garder de fermer
aucune des voies, même les plus détournées
et abandonnées, qui pourraient amener
quelque esprit à la foi chrétienne; ils
devraient remarquer comment saint Thomas
déclare préférer l'interprétation de saint Au-
gustin notamment parce qu'elle expose moins
la Sainte Ecriture aux railleries des incroyants
et avec quel soin il tient largement ouverts
les chemins qui conduisent à la foi : « Ainsi
donc, en ce qui touche le commencement du
monde, il est un principe de foi, c'est que le
monde a commencé par création ; sur ce point
tout le monde est d'accord; mais sur le
mode et l'ordre de cette création, la foi n'in-
tervient qu'accessoirement, en tant qu'ils
AU SUJET DE LA CRÉATION 35
nous sont rapportés par TÉcriture, et, tout en
croyant à la véracité de son témoignage,
les saints Font interprétée de façons diffé-
rentes ^ »)
Si donc les théories transformistes, et en
particulier la Pythecoidentheorie^ inspirent à
beaucoup de croyants une vive répugnance,
s'il est vain de rechercher chez les anciens écri-
vains chrétiens une théorie qui ferait sortir
toutes les espèces d'une ou de plusieurs
formes primitives et en particulier Thomme
des animaux, toutefois est-il nécessaire, au
point de vue religieux, de faire ressortir les
hypothèses d'un développement graduel des
organismes, et notamment du corps humain,
qui, imaginées par ces illustres théologiens,
peuvent se concilier avec le transformisme
1. « Sic ergo circa mundi principium aliquid est, quod ad
substantiam jQdei pertinet, scilicet mundum incepisse crea-
tum ; et hoc omnes concorditer dicunt ; quo autem modo et
ordine factura sit non pertinet ad fidem nisi per accidens,
in quantum in Scriptura traditur, cujus veritatemdiversaexpo-
sitione Sancti salvantes diversa tradiderunt. » Comm. in quat.
Lib. Sent., dist. XI, quaîstio 1, art. 2.
36 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
moderne. 11 est nécessaire, par exemple, de
rappeler que Suarez, qui combat les hypo-
thèses de saint Augustin et qui défend la créa-
tion immédiate et directe de Thomme, rap-
porte en ces termes les opinions de saint Jean
Chrysostome, d'Abulense et de Castro sur ce
dernier point: « Ils pensent donc que le corps
humain ébauché, revêtu de la forme extérieure
de l'humanité, imparfaitement constitué, a
existé avant de contenir une âme; qu'il est
ensuite allé peu à peu de cet état imparfait
vers un état parfait et qu'enfin il est parvenu
à sa constitution définitive ^ » Ce corps
ébauché et imparfait, qui va se transformant
dans le temps jusqu'à la constitution parfaite
du corps d'Adam et qui, y étant parvenu,
reçoit une âme ; ce corps qui vit et qui n'est
1. « Inlelligunt ergo corpus hominis delineatum et externa
hominis forma composituin et imperfecte dispositum prae-
cessisse lempore introductionem animœ ac proinde ab iniper-
fecto ad perfectum successisse producendo, tandem ad ulti-
raam dispositionein pervenisse. » Suarez, De opère sex
dierum^ lib. III, cap. i.
r
AU SUJET DE LA CRÉATION 37
pas encore homme, qui ne possède pas une
âme humaine, en quoi différerait-il de l'ani-
mal? L'opinion émise par saint Jean Chrysos-
tome sur les œuvres du cinquième jour con-
corde avec les idées de saint Augustin et avec
celles de ces évolutionnistes qui attribuent
une médiocre importance aux agents externes
et qui rapportent principalement à une force
interne les transformations des êtres vivants:
« Il me semble qu'il y eut dans les eaux
mêmes une force agissante et productive de
vie^ » Assurément l'on échouera toujours à
vouloir expliquer l'origine de la vie par l'in-
fluence du milieu, par l'action et l'inaction
des organes, par la sélection naturelle ou
sexuelle ou physiologique ; or, s'il a fallu, pour
former la première cellule, une force interne
à la matière, il est difficile d'admettre qu'une
force capable d'opérer des transformations
1. « Mihi videtur fuisse ia aquis efficacem quamdam et
Titalem operationem. » Chrys. Comm, in Gen.^ hom. III.
38 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
aussi considérables que le passage de la ma-
tière de Tétat inorganique à Tétat organique
n'ait pu être également cause des transfor-
mations moins radicales subies par les pre-
miers organismes.
Cornélius a Lapide, opposé comme Suarez
aux hypothèses de saint Augustin admet, ce-
pendant la création en puissance de certaines
espèces : « Les animaux inférieurs qui prennent
naissance dans les sueurs, les exhalaisons et les
pourritures, comme les insectes, les rats et les
vers, ne furent pas créés en acte ce sixième
jour, mais seulement en puissance et comme
en une vertu germinatrice ^ » Suarez a fait
la même concession pour ces espèces impar-
faites « que Faction de l'atmosphère fait
naître des matières putrides de la terre ou
1. « Minora animalîa quae in sudore aut exhaiatione aut
putrefactione nascuntur, uti pulices, mures aliique vermi-
culi, non fuerunt hoc sexto die formaliter, sed potentialiter et
quasi seminaii ratione. » Corn, a Lap., In Gen. Comnï.,
cap. I.
AU SUJET DE LA CRÉATION 39
des eaux* ». Il semble que cette concession
soit partielle, et cependant elle ne Test pas,
puisqu'elle admet le principe que des espèces
vivantes puissent tirer leur origine de causes
prée xistant es dans la nature, causes dont on ne
sait ni par quels procédés ni à quel moment
elles agissent.
Huxley est le seul, à ma connaissance, parmi
les grands apôtres du transformisme anti-
chrétien, qui ait consenti à examiner et à dis-
cuter quelques propositions de l'ancienne
théologie chrétienne, d'où ir ressort qu'entre
le christianisme et la doctrine de l'évolution
il n'y a nul antagonisme. Huxley cependant,
tout en affirmant avec énergie qu'il n'était pas
athée ^, n'a point caché que la doctrine évo-
lutionniste avait à ses yeux le très grand avan-
tage, parmi beaucoup d'autres, de n'être pas
1. « Quœ per influentiam cœlorum ex putrida materia terrae
aut aqua generari soient. »
2. Voyez Atgyll, ReignofLaw, ch. u.
40 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
conciliable avec la religion chrétienne ^ Il
exprima en toute loyauté sa stupéfaction quand
il vit Mivart affirmer, dans sa Genesis ofSpecies^
la possibilité d'un harmonieux accord entre
rhypothèse évolulionniste et la doctrine
chrétienne. Il a cherché et examiné des textes,
mais il n'a pas su les soumettre à une cri-
tique impartiale, et il a commis la même erreur
qu'a commise, à mon avis, le professeur
Grassmann, en un sens opposé. Tous deux
ont travaillé à mettre en lumière les diver-
gences entre des opinions métaphysiques
anciennes et des hypothèses scientifiques
modernes; et assurément démontrer du
P. Suarez qu'il ne fut pas partisan du trans-
formisme est encore plus facile que de le
démontrer de Saint Augustin.
Cependant, si le professeur Huxley pensait
avoir démontré contre Mivart que la théologie
1. Voyez Mivart, Lessons from Nature^ A. Postcript,
AU SUJET DE LA CRÉATION 41
catholique n'offrait aucun point de contact
avec les doctrines transformistes, la réponse
de Mivart a dû le mettre dans un profond
embarras.
Mivart lui répondait dans son ouvrage
Lessons from Nature en réfutant ses rai-
sonnements et en produisant de nouveaux
témoins pour prouver la complète liberté des
catholiques en face de la théorie évolution-
niste. On pouvait discuter les nouveaux
témoignages et les nouveaux raisonnements,
mais il était en revanche indiscutable que
Newmann avait bien voulu accepter du pro-
fesseur Saint-Georges Mivart la dédicace de
son ouvrage et qu'il l'avait fait en des termes
d'où ressortait une conformité de vues absolue
entre l'ecclésiastique et le laïque. Qu'impor-
tait-il dès lors de mettre hors de combat le
P. Suarez, si c'était pour retrouver devant
soi non quelque témoin partial et inconscient,
mais un des plus illustres théologiens de
42 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
notre époque, un cardinal de la Sainte Église
Romaine, avec sa haute autorité, avec toute
sa science et avec son sentiment profond de
la pensée moderne.
Il est à remarquer que Grassmann, catho-
lique, se rencontre avec Morselli pour prêter
à peine quelque attention à cette attitude nou-
velle de la pensée religieuse en face des
hypothèses transformistes et pour en tenir
bien peu de compte. Maintenant, tant dans
le domaine de la théologie que dans celui de
la science, la pensée religieuse moderne va
sans doute s'élever assez haut pour échapper
à ce conflit entre évolutionnistes et anti-évo-
lutionnisles, qui restera bientôt purement
scientifique.
Ce mouvement ne date pas d'hier. Dès
1851, huit ans avant que Darwin publiât
son livre sur l'origine des espèces, le P. Pian-
ciani, jésuite, écrivait un ouvrage intitulé :
(( In historiam Creationis mosaïcam commen-
AU SUJET DE LA CRÉATION 43
tatio. » Traitant ce grave sujet avec une pleine
connaissance de la doctrine et des investiga-
tions scientifiques de son temps, Pianciani
démontrait que le règne animal « est venu au
jour par une succession lente etgraduelle^».
S'il écrit plus loin : « Les bouleversements du
sol, dont nous avons parlé, ont pu amener
quelques légères transformations dans la
constitution des corps vivants^», par où il
indique qu'il admet le milieu seul comme
agent de transformation et qu'il le juge peu
efficace, ce n'est pas pour des raisons théolo-
gîques que cette opinion s'est imposée à lui,
mais pour une raison scientifique qui fut plus
tard l'objet d'amples discussions : les grandes
lacunes qu'on a trouvées dans les espèces fos-
siles. Un autre jésuite, le P. Bellinck, après
la première grande publication de Darwin,
' i. « Successisse, gradatim et pauluiatim in lucem editum.»
Pianciani, In. Hist. Créât. ^ p. 47.
2. «Potuerunt eae telluris perturbationes quas indicavimus
parvas aliqiias modificationes in viventiuna corpora indu-
ççre, >
44 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
écrivait ces mots, cités par un illustre et opi-
niâtre adversaire du transformisme sur le
terrain scientifique, parQuatrefages: « Qu'im-
porte après cela qu'il y ait eu des créations
antérieures à celles dont Moïse nous fait le
récit; que les périodes de la genèse de l'Uni-
vers soient des jours ou des époques; que
l'apparition de l'homme sur la terre soit plus
ou moins reculée ; que les animaux aient
conservé leurs formes primitives ou qu'ils se
soient transformés insensiblement; que le
corps même de Thomme ait subi des modi-
fications ; qu'importe enfin qu'en vertu de
la volonté créatrice la matière inorganique
puisse engendrer spontanément des plantes
et des animaux? Toutes ces questions sont
livrées aux disputes des hommes, et c'est à la
science à faire ici justice de Terreur ^ »
Il est inutile de citer, après Bellinck,
1. En français dans le texte. — FAudes religieuses^ histo-
riques et littéraires par des Pères de la Compagnie de Jésus,
XII» année, 4» série, avril 1868.
AU SUJET DE LA CRÉATION 45
d'autres écrivains ecclésiastiques de grande
renommée, comme Bougaud, comme Mon-
sabré, qui ont traité ce sujet avec la même lar-
geur de vues. Monsabré, il est vrai, dans une
lettre adressée à Jousset en juin 1889 ^ se
déclare opposé au transformisme, mais uni-
quement pour de prétendues raisons de fait
qui rinduisent à déclarer, un peu à la légère,
que ce qui eût pu se faire ne s'est pas fait-,
1. Jousset, Évolution et Transfoi^nisme, Ouvrage précédé
par une lettre du R. P. Monsabré.
2. En français dans le texte.
m
Si des systèmes prirent naissance, parmi
les croyants, qui concordaient avec les théo-
ries transformistes, et si du moins on y affirma
avec autorité la liberté d'adhérer au trans-
formisme, de même naquirent parmi les
transformistes des systèmes dominés par des
croyances et des sentiments chrétiens, et du
moins y affirma-t-on la liberté d'adhérer à la
foi.
En 1866, dans une séance publique de
l'Académie de Belgique, son vénérable doyen,
d'Omalius d'Halloy, affirmait, au milieu des
applaudissements, sa vieille foi transformiste
et son respect de la Bible ^ Cet illustre géo-
1. Bulletin de l'Académie de Belgique^ 2" série, t. XXXVI,
LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 47
logue n'était pas le premier parmi les trans-
formistes à nier cet antagonisme entre l'idée
d'évolution et l'idée de création que Vodium
antitheologicum a fait surgir, troublant la
discussion scientifique d'une théorie encore
à l'état d'hypothèse. On sait que Lamarck, le
vrai fondateur du transformisme, et Geoffroy
Saint-Hilaire croyaient à un Dieu auteur de
toutes choses, que Darwin lui-même, jusque
dans son ouvrage sur l'origine de l'homme,
a protesté contre l'accusation d'alhéïsme et
que, d'après Wallace, un de ses disciples les
plus autorisés, si les lois de l'évolution furent
recherchées, c'est uniquement pour savoir
c( comment le Créateur avait opéré ^ » . Des
opinions religieuses professées par Lamarck,
Geoffroy Saint-Hilaire et Darwin, Quatre-
fages a parlé plusieurs fois, tout récemment
encore^; il voulait précisément démontrer
i. Voyez ATGYLt, Reign of Law, ch. v.
2. Voyez Hevue scientifique du 19 mai 1888; Journal des
Savants ^ de février 1890.
48 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
par leur exemple que les théories transfor-
mistes combattues par lui n'avaient de rela-
tions nécessaires ni avec la philosophie ni avec
le dogme. On aurait pu répondre à Quatre-
fages qu'il y avait une contradiction logique
entre les théories de ces naturalistes et leurs
sentiments personnels. L'on a dit, en effet,
de Darwin que Ton ne pouvait soupçonner
l'homme d'athéisme, mais que l'on pouvait
en accuser la doctrine.
Celte accusation a été relevée par un émi-
nent savant américain, le professeur Asa
Gray ^ qui s'est justement attaché à considé-
rer l'hypothèse transformiste dans ses rap-
ports avec la philosophie et la religion ; et son
analyse approfondie vient à l'appui des rai-
sonnements de Quatrefages.
Après avoir examiné sans passion et sans
crainte les objections théologiques élevées
contre l'ouvrage de Darwin sur l'origine des
1. Asa Gray, Larwiniana : « Darwin and his reviewers. »
AU SUJET DE LA CRÉATION 49
espèces, il les repousse; il démontre que
théorie des causes premières reste apr
Darwin ce qu'elle était avant lui, que se
hypothèse vise l'ordre et non la cause,
comment et non le pourquoi des phénomène
Il conclue en affirmant que la science, en fat
du prohième inexpliqué des variations iad
viduelles, bien loin d'incliner vers la tout
puissance de la matière, incline au contraii
d'une façon évidente vers la toute-puissani
de l'esprit'.
Quant aux imprudents défenseurs de
foi qui ne veulent pas admettre que le créi
teur ait agi par voie d'évolution parce qui
selon eux, la théorie de l'évolution conduit
nier le créateur, Asa Gray fait observer con
bien leur zèle est supérieur à leur jugemen
comme ils ont tort de détruire leurs meilleu:
remparts et d'en jeter les pierres à la tê
de leurs ennemis pour défendre des positioi
i. A»A Grat, itf., ibid.
50 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
intenables, et comme il est loujom^s possible,
au contraire, avec ou sans évolution, d'ac-
cepter ou la conception athée ou la con-
ception théiste de Tunivers.
Parmi ses considérations sur Tordre téléolo-
gique, sur le plan divin de l'univers, Asa Gray
remarque que ceux qui l'admettent et qui, en
même temps, croient à la fixité des espèces,
n'arrivent pas à expliquer de façon satisfai-
sante la présence de ces organes dénués de
fonctions et comme avortés qu'on rencontre
chez de très nombreuses espèces : problème
dont la gravité doit s'accroître singulièrement
pour eux quand ils retrouvent chez d'autres
espèces ces mêmes organes aptes à remplir des
fonctions utiles ^ S'il a été donné à quelques
animaux supérieurs un œil d'une perfection
infinie, si d'autres animaux, moins élevés dans
l'échelle des êtres, en ont reçu un moins
parfait, mais encore utile, pourquoi, chez
1. Asa Gray, DwriumiflTîa : « Evolutionary teleology. »
AU SUJET DE LA CRÉATION 51
certaines espèces tout à fait inférieures, en
trouvons-nous un complètement rudimentaire
et incapable de servir à la vision? Ceux qui
admellent a priori un ordre providentiel ne
peuvent trouver la solution de ce problème
qu'en repoussant la stabilité des espèces, en
affirmant que ces organes ont autrefois servi
ou qu'ils serviront à l'avenir, peut-être dans
quelque nouveau monde, mais qu'ils ré-
pondent en définitive à une finalité plus large
et plus compréhensive. Le système de l'évo-
lution illumine ainsi, selon Asa Gray, toute
une catégorie de faits obscurs de la façon la
plus conforme à la conception théiste de l'uni-
vers, à l'idée d'un plan rationnel de la créa-
lion et d'un ordre divin de la nature : idée
qu'un nombre infini de penseurs et de
savants, depuis Voltaire jusqu'à Darwin, pour
ne rien dire de ceux qui les ont précédés, ont
partagée avec les croyants. Je me plais à
remarquer, à ce propos, qu'Haeckel lui-
52 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
même, avec sa généalogie de Thomme,
apporte Un secours involontaire à ceux qui
concilient Tidée d'évolution avec Tidée d'une
intelligence ordinatrice : selon lui, en effet,
dans les vingt-deux séries de formes animales
qui constituent cette généalogie, un seul
individu ou un seul couple a chaque fois pro-
duit la forme nouvelle qui monte vers
riiomme ; comme si à quelques êtres vivants
eût été confiée, en particulier, la glorieuse
mission de conduire la vie jusqu'à sa forme
la plus élevée, à travers des formes destinées
à rester inférieures ^
La prudente critique d'Asa Gray.se borne
à démontrer que l'hypothèse de l'évolution,
même prouvée, ne peut influer en aucune
façon sur les doctrines philosophiques et reli-
gieuses. D'autres partisans plus convaincus
de la nouvelle théorie l'ont au contraire
prise comme base pour des systèmes com-
1. Voyez Perrier, le Transformisme^ ch. iv.
AU SUJET DE LA CRÉATION 63
V
plets de philosophie chrétienne. Je ne m'ar-
rêterai pas à ceux qui, comme Savage et Mac
Queary, se sont fait un christianisme de leur
façon, tout plein assurément des plus nobles
aspirations vers le bien, mais trop éloigné
des dogmes*; je m'attacherai au contraire à
un livre rigoureusement chrétien où les con-
victions scientifiques et les croyances reli-
gieuses se sont si intimement confondues,
grâce à une extraordinaire intensité de vie
morale, que l'auteur aurait mérité, je crois,
une mention spéciale de Grassmann lorsqu'il
parle des efforts tentés pour concilier la
théorie transformiste et le dogme.
Le professeur Joseph Le Conte, de l'Univer-
sité de Californie, géologue de grande réputa-
tion, a publié en 1887 un livre sur V Evolution
et la Pensée religieuse^ où il démontre, par
une série de considérations très élevées, dans
1. Savage, Religion of évolution. — Mac Queary, Evolution
of Man and Christianity .
54 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
quelle erreur tombent ces matérialistes et ces
croyants qui sont d'accord sur la valeur phi-
losophique de rhypolhèse évolutionniste,
hypothèse qui présente d'ailleurs à ses yeux
tous les caractères de la certitude*. Chose
étrange : alors qu'on ne pouvait concevoir
comment avaient pris naissance les diverses
formes organiques, on admettait l'interven-
tion d'un Créateur, et c'est maintenant, après
qu'on a trouvé leur origine dans l'évolution,
qu'on repousse ce créateur. C'est ainsi d'or-
dinaire que nous apprécions l'œuvre d'un
charlatan : nous l'admirons jusqu'à ce que
nous ayons découvert ses procédés. S'il
s'agit au contraire d'un travail sincère et
sérieux, d'un instrument qui produit vraiment
des choses admirables, lorsque nous arrivons
à en connaître la structure intime, notre
admiration, loin de se détourner, devient
1. Joseph Le Conte, Evolution and Us relations to religions
Thought.
AU SUJET DE LA CRÉATION 55
une joie de Tesprit intense et raffinée. Or,
lorsque la science , conformément à son
objet, nous révèle en partie les procédés par
lesquels onl été faites les espèces vivantes,
elle nous révèle précisément le travail sincère
et sérieux de Dieu.
Celui qui contemple la nature à cette
lumière nouvelle éprouve une joie de l'esprit
plus raffinée et plus intense; en même temps,
il rend à Dieu un culte plus intelligent et
plus digne. Si, d'une part, ceux qui professent
avoir été créés par Dieu n'admettent pas pour
l'espèce ce mode de création qu'ils admettent
pour l'individu; si, d'autre part, certains
espèrent ruiner par l'idée d'évolution l'idée
de création, la faute en est à ce dogmatisme
qui se serre contre les idées anciennes uni-
quement parce qu'elles sont anciennes et à
cet antre dogmatisme qui embrasse les idées
nouvelles uniquement parce qu'elles sont
nouvelles. Aux premiers on peut renvoyer
56 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
le sarcasme amer de Job : « Vous n'êtes que
des hommes, mais la sagesse mourra avec
vous; aux seconds, qui sont maintenant à
Fapogée du succès, on peut dire avec la même
ironie : « Vous n'êtes que des hommes, mais
la sagesse est née avec vous. »
Le Conte examine le problème moral à la
lumière nouvelle qui lui vient d'une théorie
spiritualiste de l'évolution*. Il remarque que
la douleur qui a précédé l'humanité sur la
terre était inséparable de certains agents
de l'évolution, de la lutte pour la vie, du con-
flit avec le milieu, et qu'elle ne peut être
appelée un mal si elle a conduit la nature
terrestre jusqu'à son plus haut point de per-
fection, jusqu'à l'homme. Il remarque ensuite
qu'elle ne peut davantage être appelée un
mal si, plus tard, poussant l'homme à se
défendre contre les éléments, contre les bêtes
sauvages, contre les maladies, à étudier et à
. 1. Le Conte, op. cit. : « The problem""of evil. >
AU SUJET DE LA CRÉATION 57
tourner à son profit les lois du monde
physique, elle a été pour lui un puissant ins-
trument de progrès; mais il y a un mal,
supérieur à tous les autres, celui qui de l'or-
ganisme a pénétré dansTâme, le mal moral.
L'âme, elle aussi, se trouve en conflit avec
un milieu hostile : elle doit l'emporter ou
succomber. Comment l'emportera-t-elle? Par
l'étude et par la pratique des lois du monde
moral. L'évolution idéale de Fâme humaine
la conduit de l'innocence à la vertu ; dans
la vertu réside la grandeur suprême de
l'homme, et qui dit vertu dit liberté, qui dit
vertu dit force contre le mal : et ainsi le mal
devient la condition nécessaire de cette glo-
rieuse ascension. De même, écrit le Conte,
que le monde inorganique alimente le monde
organique, de même que le monde organique
alimente le monde intellectuel et moral, de
même que les sens alimentent l'esprit, ainsi
les plus bas désirs alimentent-ils les senti-
58 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
ments moraux les plus nobles, afin que ne
soit pas violé Tordre naturel révélé par
riîistoire de révolution et que l'inférieur ne
s'impose pas au supérieur. Plus est forte Tim
pulsion de Tanimalité inférieure, plus s'élève
«
le sentiment moral qui la tient sous le joug,
et plus grandit l'humanité. Le mal apparaît
seulement quand les désirs sensuels et le
sentiment moral intervertissent leurs rôles,
quand, à l'inverse de l'ordre pour ainsi dire
historique de la nature, la partie inférieure
de l'homme, les sens, s'élève au-dessus
de la partie supérieure, la raison.
Personne ne dira que ces nobles pages
résolvent le problème du mal : personne ne
niera qu'au point de vue chrétien elles n'en
éclairent un aspect de vive lumière. Il con-
vient cependant de reconnaître que si, de ce
côté, l'édifice de Le Conte n'est pas en péril,
il est en péril d'un autre côté, sur le terrain
où le professeur Grassmann s'est retranché
AU SUJET DE LA CRÉATION 59
pour repousser tout accord pacifique avec les
partisans de Darwin.
Mivart a nettement affirmé que Thypothèse
d'après laquelle le corps humain proviendrait
d'une espèce animale inférieure n'était pas
contraire à la foi, et Grassmann reconnaît
qu'en effet cette hypothèse aurait les carac-
tères de ce que les théologiens appellent
sententia temeraria^ mais qu'elle ne serait
pas une hérésie*. Il en est différemment pour
l'autre hypothèse transformiste, d'après
laquelle les facultés de l'âme huipaine se
seraient également développées et préparées
chez les animaux et auraient accompli leur
évolution comme le corps. La religion
chrétienne n'accorde pas aux animaux une
àme substantiellement identique à l'âme
humaine et qui différerait seulement de la
nôtre par le développement incomplet de
ses facultés. Sur ce point les décisions des
1. Grassmann, op. cit. : « Menschen und Thierseele. i>
60 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
théologiens chrétiens de tous les temps sont
nettes et concordantes.
Le Conte s'avance prudemment sur ce
terrain difficile et exprime avec modestie son
opinion personnelle. Il est d'avis que l'âme
humaine tire son origine de quelque chose
de préexistant dans la nature inférieure, de
quelque chose qu'il compare à un germe, à
un embryon : cet embryon parviendrait seule-
ment chez l'homme à cette transformation
essentielle qui est pour les embryons
ordinaires la naissance ^ Le principe vital
des plantes, l'àme des animaux seraient les
étapes de la vie embryonnaire de l'âme,
qui naîtrait enfin chez l'homme à la raison,
à la liberté, à l'immortalité.
Le Conte, qui a bien compris l'opportunité
de comparer à cet égard l'évolution de l'indi-
vidu à celle des espèces, aurait pu compléter
son étude avec l'aide de saint Thomas et,
1. Le Conte, op. cit. : «The relation of Man to Nature. »
AU SUJET DE LA CRÉATION 61
mieux encore, de Rosmiai. Saint Thomas trai-
tant de Tâme chez Tembryon humain écrit :
a II faut dire que Tâme, dans l'embryon, est
d'abord nutritive, puis devient sensitive et
enfin intelligente ^ » Et, parlant de la suc-
cession de ces âmes : « L'addition d'une per-
fection plus grande donne naissance à une
espèce nouvelle...; quand apparaît la forme
plus parfaite, la forme précédente s'efface...;
la nouvelle forme a tout ce qu'avait la pre-
mière, et en outre quelque chose de plus^. »
Il ne partage pas, il est vrai, l'opinion de
ceux d'après lesquels l'âme végétative en
vient à acquérir d'abord la faculté de sentir et
enfin la faculté de comprendre, celle-ci étant
donnée directement par Dieu. « D'autres
disent que cette même âme, qui primitivement
1. « Dicendum estquod anima existit in embrione a princi-
pio quidem nutritiva, postmodum autem sensitiva et tandem
intellectiva. » Th. Aq., Summ. theoL, quœstio 118, article 2.
2. < Superadditiomajoris perfectionisfacitaliam speciem...;
quando perfectior forma advenit, fit corruptio prions..*
sequens forma habet quidquid babebat prima et adhuc am-
plius. » Ibid.
62 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
n'a été que végétative, devient ensuite, par
l'effetdela force contenue dans le germe, apte
à être intelligente, etqu'elle reçoit alors cette
intelligence non par l'action de la pemence,
mais par l'action d'un agent supérieur, c'est-
à-dire Dieu, l'éclairant du dehors... Mais cela
ne peut êlre^». Saint Thomas démontre que
la superadditio perfectionis ne peut laisser
subsister l'âme précédente et qu'elle donne
naissance h une espèce nouvelle, facit aliam
speciem^ de même que l'additian d'une unité
crée une nouvelle espèce parmi les nombres.
En disant donc : « A un moment donné de
la vie embryonnaire s'ajoute à l'âme infé-
rieure un complément de perfection qui en
change l'espèce», on ne contredirait pas
saint Thomas.
1. « Et ideo alii dicunt quod illa eadem anima quœ fuit vege-
tativa tantum, postmodum per actionem virtutis quœ est in
semine perducitur ad hoc ut ipsa eadem liât intellectiva non
quidem per virtutem aclivam seminis, sed per virlutem supe-
rioris agentis, scilicet Dei deforis iilustrantis... Sed hoc stare
non potest. » Ibid.
AU SUJET DE LA CRÉATION 63
Mais, s'il en est ainsi dans révolution de
rindividu, est-il défendu de penser qu'il en
est de môme pour révolution de l'espèce? Ne
peut-on penser que si le corps humain pro-
vient d'un organisme inférieur d'une espèce
différente, l'âme humaine tire aussi son ori-
gine d'une âme inférieure, dont l'espèce
aurait été changée par l'addition d'une per-
fection nouvelle?
Si Grassmann et Le Conte avaient connu
la psychologie de Rosmini, le plus grand
philosophe catholique des temps modernes,
le premier aurait sûrement dû en tenir compte
dans son chapitre Meyischen und Thierseele^
le second aurait, je crois, modifié en partie ses
idées sur l'évolution de l'âme et les auraient
appuyées en même temps sur une autorité
puissante. Rosmini, attribuant .au principe
sentant la faculté d'organiser la matière, en
vient à y comprendre implicitement l'homme
par ces paroles : « Il faut que l'animalité et
64 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
son organisme soient portés à leur plus haut
point de perfection pour que Tâme intelli-
gente ou raisonnante vienne s'y ajouter :
mais celle-ci, en s'y ajoutant, donne alors à
cet organisme cet achèvement, cette réalisa-
tion, ce caractère de perfection, ce fini, cette
vie qui ne pourraient se trouver chez aucun
^tre purement animal*. » Ces paroles font
songer à cette opinion de Wallace, que les
lois ordinaires de l'évolution ne suffisent pas
pour expliquer l'homme, et qu'il faudrait
admettre qu'une intelligence supérieure en a
dirigé la marche dans une direction donnée
par des voies spéciales. Mais comment et où,
selon Rosmini, cette âme intelligente prend-
elle son origine? Elle tire son origine de ce
que Dieu révèle l'être intelligible à l'âme sen-
sitive qui ainsi devient intelligente, a Qu'y a-
t-il de contradictoire », s'écrie Rosmini, « à
ce qu'un principe sentant, comme disait Aris-
1. Rosmini, Psicologia, lib. IV, cap. xxiii.
AU SUJET DE LA CRÉATION 65
tote, soit intelligent en puissance? Par con-
séquent, qu'y a-t-il de contradictoire à ce qu'il
soit élevé à la condition d'intelligence*? »
Dans l'esprit de Rosmini, l'âme des animaux,
l'âme sensitive, est bien indestructible, mais
elle ne conserve pas son individualité propre ;
elle représente un stade dans l'évolution
décrite par lui en ces termes :
a Quand bien même il est vrai que chaque
élément de matière a essentiellement en lui
un principe sentant et que, plusieurs élé-
ments se réunissant, plusieurs principes sen-
tants se confondent en un seul, il n'en reste
pas moins vrai que le sentiment créé ne
meurt jamais, mais que parla jonction et la
disjonction des corps il se modifie continuel-
lement de mille manières et prend mille
formes diverses. Ces transformations, pré-
vues par la Très Sage Providence, doivent
servir à conduire le principe de vie qui anime
1. Rosmini, Psicologia, ibid.
5
66 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
le monde vers un état et une condition tou-
jours meilleurs, vers un incessant perfection-
nement*. >) Le Conte pouvait donc appuyer
son opinion relativement à l'origine de Tâme
humaine sur une illustre autorité, et, avec
cette même autorité, il pouvait maintenir
rindestructibililé de Tàme des animaux en
mémo temps que la différence spécifique de
deux âmes, en même temps que la doctrine
qui n'accorde l'immortalité qu'à la seule
àme humaine.
1. Psicologia, lib. V, cap. ii.
IV
Il me semble enfin qu'on pourrait jeter
dans la discussion une foule d'arguments
nouveaux et solides tirés de Tessence mêmie
de la religion chrétienne. Non seulement il
n'y a pas de désaccord entre elle et l'idée
fondamentale de l'évolution, non seulement
la conscience catholique la plus scrupuleuse
peut y adhérer librement, mais cette idée
répond encore, si je ne me trompe, à la nature
même el à la direction du christianisme. Ce
n'est pas la première fois qu'une théorie
combattue d'abord au nom de la Foi triomphe
de toute opposition et se trouve d'accord avec
la vérité religieuse; et cet accord élève l'âme
et la rapproche de toutes deux. Chacun sait
68 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
que Texistence des antipodes futautrefois com-
battue par beaucoup, même par saint Augus-
tin, au nom de la Foi. On a soutenu, avec
plus de justesse et plus de succès, qu'elle
devait au contraire être confirmée et tourner
à la plus grande gloire de Dieu. La théorie
héliocentrique qui devait élargir notre con-
ception de rUnivers, et par éonséquent l'idée
de Dieu, eut le même sort. La théorie de
l'attraction universelle fut, à son apparition,
dénoncée par les uns, glorifiée parles autres,
comme une hypothèse athée qui enlevait à
Dieu le gouvernement du monde pour le
transporter aux forces aveugles de la matière.
Il échut au pieux Leibniz de la combattre, et
il échut à Voltaire de démontrer que Newton^
par sa découverte, avait magnifiquement
dévoilé la sagesse et la puissance divines. La
génération spontanée apparut aux matéria-
listes comme une preuve de leur système et
fut pour cette raison combattue par les spiri-
AU SUJET DE LA CRÉATION 69
tualistes ; mais, comme récrit Rosmini ^ lêS"
uns et les autres se trompaient, car, s'il existe
une génération spontanée, elle ne prouve pas,
comme le voulait Cabanis, que la matière
morte naît d'elle-même à la vie, mais bien
qu'elle vivait déjà auparavant et qu'un prin-
cipe vital, agissant en elle^ a produit l'orga-
nisme; ce principe vital, certains Pères, ainsi
que l'écrit plus loin le même Rosmini, l'ont vu
dans ces paroles de la Genèse : « Et spiritus Dei
ferebatur super aquas. » Après la découverte
de Newton, qui démontre l'unité du créé dans /
l'espace, est apparue l'hypothèse sur la des-
cendance des espèces, qui, affirmant l'origine
commune et la continuité de tous les êtres
vivants depuis le commencement des choses
jusqu'à nous, démontre l'unité du créé dans
le temps. L'accord de ces deux unités dans
l'Univers offre à l'esprit humain la plus
sublime vision du Créateur qu'on ait jamais
1. Psicologia^ lib. IV, cap. xiv.
70 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
obtenue, et il a été poétiquement comparé par
Le Conte à Taccord de l'harmonie, unité dans
l'espace, avec la mélodie, unité dans le temps,
accord qui est la vraie musique de ce
mondée
Le bouleversement et le désordre intellec-
tuels qui accompagnent chacune de ces
grandes phases du progrès scientifique épou-
vantent les esprits conservateurs, mais aus-
sitôt après ils se résolvent en un ordre supé-
rieur où l'esprit humain se trouve plus haut
en face d'un Dieu plus visiblement grand.
Ainsi après chacune des grandes révolutions
politiques, comme celle d'Angleterre, d'Amé-
rique, de France et comme la nôtre, l'ordre
civil se voit-il reconstitué sous une forme plus
haute, plus conforme au droit éternel, riche
de conquêtes impérissables comme le respect
du droit national, l'égalité civile, la séparation
des pouvoirs selon leur nature.
1. Le Conte, op, cit. : « Relation of Agassizato Evolulion. j>
AU SUJET DE LA CRÉATION 71
Il y a plus. Tl faut remarquer que, par son
dogme d'une humanité future issue de la pré-
sente, douée de facultés supérieures et revêtue
de son corps actuel, mais plus apte h 1r pré-
dominance de l'âme corpus spirituale^ le chris-
tianisme annonce pour l'avenir unç conti-
nuation directe et logique, un prolongement
du développement évolutif déjà réaliçé : le
christianisme est essenliellement une religion
évolutionniste : n'enseigne-t-elle pas l'effort
continuel pour s'élever de plus en plus au-
dessus de cette animalité dont l'homme est
sorti, pour préparer justement en soi cette
prédominance qui sera le caractère naturel
de l'espèce à venir? Ainsi y eut-il un temps,
affirme-t-on, où des individus de quelque
espèce inférieure subirent inconsciemment
pour le transmettre à leurs descendants les
premiers mouvemetits du cœur^ 11 y a plus
encore. Ni le professeur Asa Gray, qui, à pro-
1. Voyez PowELL, op. cit.^ p. 195.
72 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
pos (l'une opinion exprimée par Agassiz,
déclarait en raillant combien il désirait peu
refaire connaissance, dans une vie future, avec
tout le règne animal* ; ni M. Powell assez
confiant dans le progrès des animaux pour
intituler un chapitre de son livre : « Les ani-
maux en route^», ne paraissent soupçonner
que les livres sacrés du christianisme pro-
mettent solennellement une évolution future
non seulement à l'homme, mais encore aux
animaux et à toute la création.
Vexpectatio creaturœ est soutenue par saint
Paul. Selon saintPaul, la nature entière aspire
à un état supérieur qu'elle atteindra quand
l'humanité sera transfigurée dans la splendeur
future. «La créature même sera affranchie de
la servitude de la corruption et admise à la
liberté glorieuse des fils de Dieu. Nous savons
en effet que maintenant toute créature sou-
1. AsA Gray, op. cit. : « Darwin and his reviewers. »
2. Animais on the road. Powell, op. cit.^ lecture IV,
AU SUJET DE LA CRÉATION 73
pire et souffre les douleurs de Tenfan-
tement * . »
>
Selon un commentateur catholique de
la Bible, le théologien Allioli, beaucoup
d'indices, en particulier chez les créatures
vivantes, dans le monde végétal et animal,
répondent à la révélation divine qui nous a
été faite par saint Paul : le désir, commun à
toutes les créatures vivantes, de concevoir et
de se reproduire, qui est un signe infaillible
de leur tendance inconsciente vers une forme
meilleure, la constance de cet instinct et
jusqu'à la tristesse imprimée sur le visage des
animaux^. De môme que Thomme, ajoute
Allioli, citant Toletus et Cornélius a Lapide,
les créatures aussi monteront de Tétat impar-
fait où ellesgisent comme emprisonnéesjusqu'à
une même liberté, une même sécurité, une
1 . Ipsa creatura liberabitur a servitute corruptionis in liber-
tatem glorifie filiorum Dei. Scimus enim quod oranis creatura
ingemiscit et parturit usque adhuc. Ep* ad Rom. VIII, 21-22.
2.Ep. ad Rom., Villon,
74 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
même immortalité. « Tota creaturasensibîlis »
dit saint Thomas dans son commentaire,
« quamdamnovitatem gloriae consequetur* ».
Le commentaire de saint Ambroise est plein
d'une poésie triste et grandiose. Il considère
les labeurs et les fatigues de toute la nature,
depuis les astres qui péniblement suivent
leur route, montent, descendent, remontent^
jusqu'à Tâme des animaux qui sont asservis
et qui gémissent de ce que leur œuvre servile
est vaine, de ce que leur œuvre n'est pas pour
Dieu et pour réternité, mais pour l'homme
pécheur et pour la corruption. « Dans la
mesure où ils peuvent comprendre, ils désirent
assez notre salut, sachant que plus tôt nous
saluerons notre Libérateur, plus tôt aussi ils
seront délivrés-. » Saint Ambroise tire de ces
réflexions une exhortation pour les chrétiens
1. « Toutes les créatures sensibles parviendront à un état
nouveau et glorieux. » In Epistolas sancli Paull Expositio,
2. « Quantum ergo datur Intel! igi, satis de nostra salute
sollicita sunt, scientes . ad liberationem suam proQcere
maturius, si modo nos cilius agnoscamus auctorem. »
AU SUJET DE LA CRÉATION 75
à accomplir le bien même par pitié pour la
nature inférieure «qui gémit nuit et jour de
toutes les injustices qu'elle souffre^ ». Pour
qui considère seulement dans la révélation
divine que nous a laissée saint Paul ce qui
concerne révolution future des animaux, il ne
doit point y avoir de difficulté à admettre pour
rhomme l'hypothèse de l'évolution passée.
Pour ces raisons d'ordres divers, j'ai trouvé
regrettable la direction de la pensée religieuse
qui se manifeste et s'affirme dans le travail
assurément très savant et très consciencieux
du professeur Grassmann. La question, en
dehors de son importance générale, me paraît
avoir une importance particulière pour
l'artiste qui crée avec des mots, pour l'artiste
chrétien qui ne veut pas travailler contre sa
foi. En effet, la théorie d'après laquelle tous
les êtres vivants proviennent d'une origine
unique, l'idée d'une immense activité vitale
1. « Quœ diebus ac nociibus injurias patiens ingemiscit. "^
76 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN
s'employant depuis la première nébuleuse à
produire progressivement l'être intelligent et
libre et s'employant en même temps et de la
même façon à lui préparer, par ses propres
dérivations, un milieu qui le dirige et lui
serve pour monter encore, ces idées m'ont
paru apporter à la représentation intellectuelle
de rUnivers une beauté merveilleuse, riche
d'inspirations, à laquelle on ne pourrait
renoncer sans douleur et sans peine. Et, si je
songe que partout où certaines lois éternelles
sont transgressées involontairement dans le
monde de la nécessité, volontairement dans
le monde de la liberté, évolution ne signifie
pas progrès, mais décadence ; si je songe qu'il
n'y a pas d'ascension de la vie vers des formes
supérieures sans une lutte contre la résistance
universelle et constante de la nature ; si je me
persuade que l'être libre doit prendre part à
cette lutte, si pénible et douloureuse soit-elle,
par les efforts de sa volonté propre; alors je
AU SUJET DE LA CRÉATION '.
sens que l'art obéit vraiment à une indicatio
tacite de la science moderne et qu'il combî
vraiment aux premiers rangs de l'humanitt
quand il entraîne l'esprit humain de tout éti
inférieur d'animalilé vers la recherche, ;
pénible et douloureuse soit-elle, de ceti
beauté complexe qui est d'autant plus loin c
l'animalité qu'elle unit plus intimement, dar
une éclatante lumière, la beauté intelleclueli
et la beauté morale!
r
POUR LA BEAUTÉ D'UNE IDÉE
^
l
J'ai eu l'honneur, en février 1891, de
parler devant une grave et savante Assemblée
sur les rapports de la célèbre doctrine qui
porte communément le nom de Charles Dar-
win avec la doctrine catholique sur la créa-
lion. A ce moment, je voulais établir la
liberté des consciences catholiques en face
d'une hypothèse d'après laquelle les orga-p
nismes vivants n'auraient pas été jetés sur la
terre les uns après les autres et séparément
par l'effet d'actes distincts du Créateur,
mais seraient allés se modifiant de généra-
lion en génération depuis une forme origi-
nelle unique jusqu'à l'immense variété d'au-
jourd'hui. Pepuis lors j'ai fait un pas de plus,
82 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
j'ai dit laquelle de ces théories me paraissait
plus conforme au vrai et à Tidée religieuse.
J'emploierai, pour rendre mon idée plus claire,
une comparaison qui, au fond, n'est pas nou-
velle, en la développant d'une façon inaccou-
tumée.
Si, de même qu'elles ont une face lisse et
blanche, un corps délicat, un ensemble obs-
cur, caché et compliqué de minces organes,
les montres jouissaient aussi de l'intelligence,
quelques-unes d'entre elles voudraient sans
douté rechercher et connaître le mystère de
leur origine. Les grossières montres de laiton,
les montres d'argent les plus vulgaires se
contenteraient peut-être d'une foi naïve et
simple ; elles croiraient avoir été créées en un
instant et sous leur forme actuelle par l'opé-
ration de quelque grande et toute-puissante
Montre, mère commune de toutes les montres ;
au contraire les montres d'or, riches de
pierres précieuses et d'émaux, s'accommode-
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 83
raient facilement d'un scepticisme élégant et
ne penseraient qu'à marcher et à resplendir.
Mais les chronomètres, les montres de facture
plus parfaite, tout en repoussant, elles aussi,
le credo du vulgaire, s'attaqueraient au pro-
blème avec un libre esprit de recherche. Elles
arriveraient probablement à découvrir qu'une
montre ne peut avoir été créée en un instant
parce que ses parties ont dû s'adapter succes-
sivement les unes aux autres dans un progrès
incessant, par l'action combinée de causes
inconnues; que la montre n'est donc pas le
produit de la création, mais de l'évolution,
c'est-à-dire d'un développement progressif;
qu'en outre de l'évolution individuelle il y a
encore une évolution de l'espèce à travers
les siècles et que celle-ci s'exerce sans
interruption dans le sens d'un progrès
continu depuis les clepsydres jusqu'aux
Bréguet et aux Patek; elles s'apercevraient
enfin que l'idée d'une grande Montre Créa-
8i POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
Irice de toutes les autres monfres est une
pure superstition, bonne pour les montres
inférieures qui ne sont pas capables d'ima-
giner un Être idéal et divin sans roues, sans
ressorts, sans boîtier, sans cadran et sans
aiguille. Il serait môme possible, à force de
chercher, qu'un de ces chronomètres vînt à
découvrir que les mécanismes des montres
proviennent d'une matière préexistante par
voie d'évolution, et cela grâce à l'action de
forces dirigées par un Être intelligent : il
reconnaîtrait en cet Être une nature telle
qu'on pourrait lui comparer toutes les
montres et qu'on pourrait le considérer
comme une sorte de montre, un mécanisme
subtil et infiniment compliqué qui lui aussi
serait en mouvement et qui lui aussi mesure-
rait le temps. Cet ingénieux philosophe à là
cervelle d'or et d'acier, s'appuyant ainsi en
partie sur l'opinion de ses congénères les plus
éclairés, en arriverait cependant à confirmer
POUR LA. BEAUTÉ d'uNE IDÉE 85
en substance la foi simple du peuple à la
cervelle de laiton : une fois de plus l'accord
des plus. savants et des plus ignorants serait
le meilleur critérium de la vérité, s'il est vrai
qu'on ne crée point des montres avec un
Fiatlel s'il est vrai que leur créateur est,
lui aussi, un mécanisme en mouvement au-
quel ne manquent pas les battements qui
mesurent le temps.
Semblable est l'aspect que nous offrent les
croyances et les opinions humaines sur l'ori-
gine des organismes vivants. Nous voyons
paraître d'abord la doctrine d'un Créateur
semblable à l'homme même au point de vue
matériel et qui crée en un instant par la
parole des genres entiers d'êtres nouveaux,
qui façonne un homme d'argile et lui souffle
la vie au visage. A cette doctrine nous voyons
s'opposer celle d'une matière se transformant
lentement elle-même par voie d'évolution,
donnant peu à peu naissance à tous les or-
86 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
ganismes et en dernier lieu à Thomme même
pour lequel n'interviendrait plus Tacte d'un
Créateur; celui-ci d'ailleurs, ainsi qu'il est
représenté par les religions positives, ne
serait dans le système dont je parle qu'un
Dieu créé par l'homme à sa propre image et
ressemblance, qu'une ombre colossale de
l'homme projetée sur le ciel vide. Nous ren-
controns enfin une troisième doctrine qui
admet dans l'univers l'action de forces lentes
et occultes par lesquelles la matière inorga-
nique est arrivée, à travers des myriades de
siècles, à produire le corps humain; une
doctrine qui reconnaît dans le monde de
vagues prodromes et des éclairs annonciateurs
de l'esprit immortel donné à l'homme, qui
attribue enfin les lois de ces transformations
à la volonté d'un Être intelligent à qui l'âme
humaine est semblable parce qu'elle aussi
comprend et veut.
C'est ce troisième système que j'ai proposé
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 87
et soutenu, en substance, dans le mémoire
que j'ai lu à Tlnstitut de Venise. J'espère n'y
pas avoir perdu mon latin, qui était en vérité
très abondant, massif et pesant.
«Vous verrez», a di, tnon sans ironie et
mauvaise humeur, à propos de la nouvelle
doctrine et des croyances anciennes, un
disciple célèbre de Darwin : « Vous verrez.
Quelqu'un viendra soutenir un jour ou l'autre
que les vieilles bouteilles étaient faites exprès
pour le vin nouveau. » J'éprouve un respect
profond et sincère pour le professeur Huxley,
mais, ironie ou non, mauvaise humeur ou
non, je suis précisément venu l'année dernière
soutenir, ou peu s'en faut, que les vieilles
bouteilles avaient été faites exprès pour le
vin nouveau. 11 y avait toutefois dans ma
thèse cette différence subtile : il m'était
apparu que le vin du professeur Huxley,
ainsi que d'autres l'ont dit mieux que moi,
n'était pas absolument de qualité nouvelle ;
88 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
en effet certaines bouteilles de la plus haute
vieillesse et toutes couvertes de poussière
avaient un fond, décoloré sans doute et un
peu chargé de dépôt, mais cependant riche
d'alcool et semblable en saveur à ce vin. Je
veux dire par là que j'ai trouvé dans certains
grands et illustres vftses de la doctrine catho-
lique des idées telles que, si ces vases les con-
tenaient, ils pouvaient assurément contenir
aussi la doctrine scientifique de révolution. Je
me §uis alors essayé à l'y introduire etj'ai trouvé
qu'elle y entrait merveilleusement : même
il y avait place encore pour quelque vin sem-
blable des vendanges futures. J'ai accompli
cette laborieuse opération et j'en ai donné le
compte rendu à la presse pour un public res-
treint de matérialistes et de croyants mal
informés les uns et les autres de la vraie doc-
trine catholique.
Beaucoup se sont alors émerveillés que
moi, auteur de poésies et de romans, je
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 89
pusse me mêler d'une semblable élude. Ceux-
là ne pensaient pas sans doute que, laissant
de côté le latin, les théologiens, la métaphy-
sique et la barbarie grecque des termes de la
science, j'en viendrais maintenant à parler de
l'évolution en artiste qui en a le droit.
II
J'admets que quelque esprit honnête,
sérieux et intelligent, très étranger aux discus-
sions sur les principes généraux, aux manie-
ments des questions graves et périlleuses
où il ne peut voir un côté pratique, nie Tim-
portance de celte controverse pour le grand
public. Je m'imagine même la répugnance
d'une autre classe également respectable, des
gens qui aiment à se reposer sur leurs vieiUes
opinions comme sur de vieux fauteuils où
se sont reposés leurs pères ou comme dans
la loge habituelle de leur théâtre habituel,
où tout ce qui peut troubler leurs chères
accoutumances les gêne et les irrite.
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 91
Je pense cependant que, si au fond d'une
mine de charbon fossile on trouvait une chro-
nique locale du temps où ce bois était sur
pied ou si de Tétoile polaire il tombait sur la
terre un message prophétisant l'avenir de
l'Homme et de l'Univers, le grand public lui-
même prendrait un certain intérêt à cet évé-
nement. Or ce n'est pas une chronique locale,
mais une histoire grandiose et simple de
l'univers que les voyants de l'évolution pensent
avoir découverte tant au fond des abîmes
célestes qu'au fond des entrailles de la terre,
tant parmi les fossiles des organismes que
parmi les fossiles du langage humain, — car
il y a aussi des mots fossiles ; et la lampe qui
u servi pour cette grande découverte, si elle
projette directement sa lumière sur le passé
de l'univers et de l'homme, envoie cependant
une certaine clarté même de l'autre côté,
vers l'avenir. Elle n'était pas encore bien
allumée quand déjà s'en émouvait le plus
92 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
grand poète que notre monde ait possédé
après Shakespeare. Le matin du 2 août 1830,
la nouvelle parvient à Weimar qu'une révo-
lution a éclaté à Paris. Dans l'après-midi du
même jour, un ami de Gœthe se rend chez lui :
«Eh bien?» s'écrie le vieux Gœthe en allant
à sa rencontre. «Que dis-tu du grand évé-
nement? Le volcan s'est déchaîné, tout est en
flammes, tous les travaux souterrains sont
éventés. » «C'est épouvantable! » répondl'ami.
« Mais que pouvait-on attendre d'un semblable
ministère? Rien d'autre que le renversement
de la dynastie. » « Cher ami, nous ne nous
comprenons pas », réplique l'auteur de
Faust. « Je ne parle pas de ces gens-là. Je
parle de la dispute entre Cuvier et Geof-
froy Saint-Hilaire, qui a éclaté à l'Aca-
démie. »
La dispute que Gœthe jugeait, par son
importance, aussi supérieure à la Révolution
de Juillet commença à se dessiner à l'Aca-
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 93
demie Royale des sciences de Paris, le
15 février 1830.
A propos de mollusques le naturaliste
GoelTroy Saint-Hiluire fit allusion à des ana-
logies entre les organismes, comme à des
indices d'une vaste unité de structure. Cette
idée lui paraissait la vraie clé pour Tétude de
la nature. Saint-Hilaire était un philosophe
de la science. Les philosophes de la science
aiment à contempler les choses dans leur
ensemble, à jeter sur Tinconnu de grandes
hypothèses presque prophétiques, plutôt sem-
Llables à des arches de lumière qu'à des
ponts de fer où les gens positifs veuillent
poser le pied. Ils assaillent, insuffisamment
armés comme tous les prophètes, le royaume
des vieilles idées, et celui-ci, organise pour
une rude défense, oppose à Tennemi une
armée permanente de conservateurs fidèles
qui combattent sans raisonner, des citadelles
et des bastions sur lesquels flottent des noms
94 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
glorieux du passé, des arsenaux pleins d'armes
éprouvées et d'aspect redoutable, un élat-
major qui doit aux vieilles idées de la gloire
des honneurs, des emplois, toutes les magni-
ficences de la vie. Aussi les premières
batailles tournent-elles presque toujours mal
pour les prophètes. Quand Saint-Hilaire parla
d'une mutabilité possible des espèces et
exprima l'opinion qu'au lieu d'avoir été créées
tout d'un coup à des époques diverses elles
étaient des branches d'un même arbre généa-
logique, il trouva en face de lui le baron
Cuvier, savant illustre et d'un esprit vraiment
puissant dans l'analyse, qui, ayant passé sa
vie à étudier avec gloire tout ce qui distingue
les espèces entre elles, se détournait naturel-
lement avec horreur d'une idée qui établis-
sait entre toutes un lien commun. Le débat
se rouvrit à plusieurs reprises entre le mois de
février et le mois d'octobre, s'élargissant tou-
jours davantage, car chacun lançait toujours
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 95
en avant de nouveaux sujets de discussion,
ainsi qu'il arrive à la guerre où une escar-
mouche d'avant-garde devient peu à peu une
bataille. La salle de l'Académie des Sciences
fut pour la première fois ouverte au public
qui voulait assister au duel entre les illustres
savants, collègues depuis trente années dans
renseignement de l'histoire naturelle au
Muséum.
Ceux-ci ne parlaient que de mollusques et
de poissons : ils s'escrimèrent pendant deux
séances autour d'un os dont le nom scienti-
fique est os hyoïde : même le 19 juillet, à
la veille de la Révolution, la salle était
comble.
Aux yeux de la majorité, Cuvier eut faci-
lement le dessus. Pour faire valoir les distinc-
tions constantes qu^e présentent entre elles
les espèces, il pouvait user d'arguments
visibles et sensibles, tandis que Geoffroy ne
pouvait établir par aucun témoignage précis
96 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
le passage d'une espèce à l'autre. En vérité
cet argument du « qui a vu?» peut également
servir assez bien contre les créations succes-
sives et distinctes. Il sert trop et pourrait tout
aussi bien faire acquitter un voleur qui se
défendrait ainsi : « Vous m'opposez un témoin
qui affirme m'avoir vu escalader la maison,
mais je vous en citerai des millions qui ne
m'ont vu ni escalader la maison ni surtout y
dérober quelque chose. » Geoffroy ne capitula
point et soutint virilement ses idées; mais la
cause de l'évolution était ruinée pour trente
ans.
Ce n'était pas d'ailleurs sa première ba-
taille. La toute première bataille pour l'évolu-
tion avait été livrée vingt et un ans aupara-
vant, en 1809, par un autre Français, Jean
Lamark, dont je ne vois pas qu'on ait parlé
à l'Académie des Sciences dans les discus-
sions de 1830,
En effet, les idées de Lamark sur la com-
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 97
munaulé d'origine de toutes les espèces
\ivanles et sur les causes de leur transforma-
tion furent ensevelies sous un monceau
d'épigrammes. La France ne pouvait accep-
ter un syslèmc où Ton discutait comment en
un certain pays, où certains arbres fruitiers
n'avaient de branches qu'à la cime, certains
animaux friands de ces fruits, à force d'allon-
ger désespérément le cou pour les atteindre,
étaient devenus des girafes. Les Français
l'ensevelirent en riant et, comme il arrive
pour les germes, ce qui devait en mourir
mourut et ce qui en était viable jeta d'invi-
sibles racines. D'autres semences de la même
idée avaient été répandues ailleurs grâce à
d'autres mains. Geoffroy Saint-Hilairc lut-
tant avec Cuvier avait jeté comme un cri
d'appel à de lointains alliés, et ce fut Gœthe
qui répondit ainsi pour tous : « Nous sommes
plus de cinquante en Allemagne qui avons
travaillé et travaillons pour la même cause
l • *
I*
98 POUR LA. BEAUTÉ d'uNE IDÉE
que vous; les Allemands ont besoin de pen-
ser que tous les êtres sont unis généalogique-
ment entre eux. Je me trouve moi-même plus
avant que beaucoup sur ce terrain, plus
avant que Camper et que Blumenbach, grâce
à une importante découverte. Peler Camper,
frappé et troublé de l'étroite parenté qui relie
au point de vue anatomique le singe et
rhomnie, avait cru trouver le plus important
des caractères spécifiques du singe dans un
os de la mâchoire supérieure, Vos intermaœil-
lairCy qui, selon lui, manque chez l'homme.
J'ai trouvé et démontré que cet os existe
aussi chez Thomme. »
Ainsi parla Gœthe, qui, par d'autres éclairs
de son esprit souverain, illumina la voie des
idées évolutionnistes, devinant dans les divers
organes des plantes la transformation de
la feuille et dans le crâne dès vertébrés la
transformation des vertèbres. Nous qui cher-
chons à déloger tant de gens des opinions sur
s^ \,
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 99
lesquelles ils se reposent commodément et
qui avons tant à cœur d'attirer les meilleurs
dans notre parti, nous' avons beaucoup à
apprendre de rexpérience de Goethe. Il tou-
chait à la trentaine, et il avait une renommée
purement littéraire quand il envoya dans une
humble lettre au célèbre Peter Camper ses
travaux où il était démontré avec évidence,
contre l'opinion de Camper, que l'os inter-
maxillaire existe aussi chez l'homme : « Bien I
répondit poliment le grand anatomiste,
bravo! Vous avez fait un beau travail qui
doit vous avoir coûté beaucoup de peine. Je
vous en félicite. » Après quoi il continua
imperturbablement à dire et à écrire que
l'homme ne possède pas l'os intermaxillaire.
« On voit, s'écrie Gœlhe, qu'il fallait que
je fusse très jeune et très ingénu et que je
connusse bien peu le monde pour me mettre
moi, élève, à contredire un maître, bien
mieux, à lui prouver qu'il se trompait. » En
> *
100 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
fait le jeune Gœthe naviguait sur les eaux
vives de la science, tandis que Tautre, pauvre
vieillard illustre, restait là en arrière, majes-
tueusement planté sur les bas-fonds de Fos
intermaxillaire. « Comme ce serait beau ! » a
dit un Anglais cruel, mais sage, « comme ce
serait beau! si les savants ne vivaient jamais
plus de soixante ans! Après soixante ans, il
n'y en a pas un qui veuille entendre parler de
changer d'idées ».
• * «
« m
*■ t 4.
m
Après les campagnes malheureuses de
Lamark et de Geoffroy Saint-Hilaire, c'est
Charles Darwin qui vint, en 1859, livrer le
troisième assaut. C'est chose curieuse, dit-on,
que d'étudier certaines voies suivies par les
semences à travers l'espace, les complicités
mystérieuses des insectes, des papillons qui
portent d'élamines en étamines un atome du
pollen fécondant, des oiseaux, qui portent de
pays en pays un germe minuscule d'où sor-
tiront des forêts : ainsi est-il curieux d'étu-
dier les voies pareillement mystérieuses de
Vidée. Voyez, observez au microscope cet
obscur et minuscule D"" Grant, qui, dans
le tourbillon du genre humain, apparaît un
102 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
instant à peine au commencement de ce
siècle. 11 va, va, rencontre des volumes de
Lamark, en ressort tout teinté d'évolution-
nisme, disparaît, va, va, chemine dans l'obs-
curité, reparaît enfin, en 1825, sur une pro-
menade publique de la ville d'Edimbourg,
rencontre un jeune homme de seize ans, puis
se perd pour toujours dans les ténèbres. Le
jeune homme ne s'aperçoit de rien, étudie,
travaille, devient un homme, devient célèbre,
examine cinquante ans après sa propre vie et
y retrouve une petite, une imperceptible trace
de cette rencontre, une petite tache d'évolu-
tionnisme et de Lamark juste au point de son
esprit où, en juillet 1837, sa théorie sur
l'origine des espèces a jeté sa première racine,
pour arriver seulement en 1859, après une
invisible croissance, à se manifester en plein
jour. Telle est la voie suivie par l'idée de
Lamark jusqu'à Charles Darwin.
Les agents microscopiques ont beaucoup
POUR LA BEAUTÉ D'UNE IDÉE 103
aidé à Tœuvre de Darwin, et peu s'en fallut
que l'un d'eux ne la compromît, car lui-même,
vieux et illustre, racontait en tremblant que
l'expression de sa physionomie avait beau-
coup déplu, au premier abord, au capitaine
Fitz-Roy du Beagle^ qui hésitait à prendre à
son bord une physionomie si peu énergique :
or, c'est au voyage accompli sur le Beagle que
Darwin attribuait en grande partie ses con-
quêtes scientifiques et sa gloire. Sept ans
plus tard, en octobre 1838, travaillant depuis
quinze mois à ses études sur la transforma-
tion des espèces, il se heurte à un mystère qui
lui paraît impénétrable. Il a reconnu que
l'homme, en agissant sur les animaux domes-
tiques et sur les plantes, en choisissant pour
la reproduction les individus les mieux con-
formés selon son désir, modifie peu à peu le
type de l'espèce et crée des variétés qui
deviennent, à son avis, l'origine d'espèces
nouvelles. Telle est la sélection humaine.
104 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
Mais comment se fait la sélection des ani-
maux sau\ages? A qui le choix de ces produc-
teurs qui modifieront peu ù peu le type de
l'espèce jusqu'à ce que surgisse une espèce
nouvelle? Darwin s'y perd. Un jour, las d'étu-
dier et de réfléchir, il prend, pour se distraire
de la zoologie et de la botanique, le premier
livre qui lui tombe sous la main. Le livre ne
parle ni d'animaux ni de plantes, il parle
d'hommes; il démontre qu'une grande quan-
tité des hommes qui naissent doivent mourir
rapidement, car la terre ne leur fournirait
pas de quoi se nourrir tous. Un éclair jaillit
dans le cerveau du jeune homme. Combien
les animaux se multiplient, eux aussi, et
quelles quantités énormes il en doit périr
avant complet développement! Evidemment,
à chaque génération de chaque espèce, le peu
qui survit au massacre, les quelques vain-
queurs du combat pour la vie sont les plus
forts, les mieux conformés. Or, vous ne trou-
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 105
vez pas deux individus de la même espèce
dont la conformation soit rigoureusement
identique. Il y a des différences avantageuses,
dans la lutte pour la vie, il y en a de désa-
vanlageuses. Eh bien ! par la force des choses,
ceux qui jouissent des premières triomphent,
et, en s'accouplant, transmettent ces avan-
tages de conformation à leurs descendants :
mais ceux-ci à leur tour différeront entre eux,
ce qui donnera lieu aux mêmes conséquences,
et ainsi le type de la race ira se modifiant de
génération en génération. Voilà la sélection
naturelle. Darwin a trouvé ce qu'il lui fallait,
sa théorie a une base. 11 Ta claire à Tesprit dès
1839 et il Ty tient enfermée jusqu'en 1859. Le
fameux livre de VOrigine des Espèces est
passé, avant de naître, par une gestation céré-
brale de vingt ans : vingt ans à la chaleur d'un
tel esprit qui continuellement le nourrissait
de faits nouveaux recueillis et assimilés avec
une patience «admirable, qui continuellement
106 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
en éliminait les faits moins évidents, moins
concluants et en même temps tout le superflu,
tout Texagéré, tout FinsigniBant, lui don-
nèrent la densité claire et les formes régu-
lières du cristal. Un ouvrage scientifique, qui
a la densité, Téclat, le poli et l'harmonieux
du cristal, est lumineux par la vertu même
de sa forme, et son attraction est grande sur
les hommes, alors même que ce n'est pas un
pur diamant. On comprend donc, au moins
en partie, que VOrigine des Espèces hit sou-
levé, lors de sa publication, une immense
clameur, quoique l'idée inspiratrice n'en fût
plus désormais nouvelle, depuis qu'un autre
naturaliste anglais, Wallace, l'avait conçue
identique un an auparavant et que leurs amis
communs, ayant alors connaissance des tra-
vaux de Darwin, avaient obtenu, par un sen-
timent de justice, qu'avec le mémoire de
Wallace parût aussi une ébauche du travail
de Darwin. Le public n'avait prêté aucune
POUR LA BKAUTÉ d'uNE IDÉE 107
attention à ces mémoires ; les savants avaient
dit que ce qu'ils contenaient de nouveau
n'était pas vrai et que ce qu'ils contenaient
de vrai n'était pas nouveau.
Cependant les Anglais n'en dévorèrent pas
înoins en quelques années soixante mille exem-
plaires du livre sur Y Origine des espèces^ et les
savants, en un tempsaussicourt,lui adressèrent
deux cent soixante-cinqmémoires analytiques,
sans compter les articles de journaux. On a dit
pour expliquer ce succès : « L'idée était dans
l'air. » A cela Darwin lui-même a répondu :
Non, voici le secret : c'est que je commençai
à tirer de matériaux énormes un très gros
livre, que je le restreignis eûsuite en résumé,
pour ne retirer enfin de ce résumé qu'un
extrait qui est le livre sur ÏOrigine des
«
Espèces. Quelque observateur superficiel a pu
lui dire : « Le public s'est jeté avec avidité
sur votre livre parce qu'il vous connaissait
et vous admirait déjà comme l'auteur du
108 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
Voyage (Tun naturaliste. » Au contraire, un
de ces esprits trop fins qui dédaignent les
vérités vulgaires et vont toujours à la
recherche du subtil et du nouveau a pu rai-
sonner de la façon suivante : « Le public ne
comprend rien à la théorie et peu lui
importe : supposez en effet qu'un homme de
physionomie noble et distinguée, se tenant
devant vous dans une attitude modeste, vous
parle d'une voix calme, mais chaude et douce,
avec une expression à la fois enthousiaste et
candide : vous aurez un plaisir infini à l'écou-
ter sans comprendre une seule de ses
paroles. Le livre de Darwin a pu avoir un
pareil succès, précisément parce qu'il laisse
voir la belle et loyale physionomie de l'au-
teur qui vous regarde avec une grande flamme
dans les yeux, qui vous parle avec un grand
amour du vrai, avec une grande conviction
et cependant avec humilité. »
Pour moi, tout en voulant bien admettre
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 109
que chacune des opinions dont je viens de
donner l'idée contient sa part de vérité et
que leur erreur commune est de vouloir
s'exclure réciproquement, je pense que per-
sonne, dans cette discussion, n'a eu raison
et tort autant que Darwin lui-même. Son
livre est né viable, capable d'exercer une
influence profonde, mais s'il n'avait trouvé
l'atmosphère qui lui convenait, il serait
mort sans avoir détruit une seule, même
la moindre, des vieilles idées. Il y avait
dans l'air, et par conséquent dans toute in-
telligence humaine, un je ne sais quoi dont
la manifestation était purement négative.
Quand certains germes invisibles arrivent
portés par le vent, on voit certaines plantes
qui, à la vérité, verdissent, fleurissent
et fructifient encore, mais qui néanmoins
donnent les premiers signes, à peine percep-
tibles, d'un malaise qui n'échappe point
à l'œil expérimenté. Dans la première
110 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
moitié de notre siècle, la croyance, cependant
florissante, en la stabilité des espèces, avait
donné, comme on Ta vu, quelques signes de
dépérissement. Je crois que, bien avant
Lamark et Geoffroy Saint-Hilaire, qui lui por-
tèrent un préjudice visible, avait commencé,
sans que Ton y prît garde, une phase de la
connaissance humaine qui dure maintenant
encore et qui l'incite à repousser comme par
la force d'une répulsion électrique les opinions
populaires sur Torigine des espèces ; et sans
doute ces opinions finiront, dans le cours
du XX® siècle, par se détacher tout à fait et
pour toujours, mortes et décomposées, de
Tespril humain; elles seront, après d'autres
siècles écoulés, des objets fossiles dont s'éton-
neront les générations futures si, poussées
par la curiosité ou par l'esprit scientifique,
elles viennent à les déterrer. Quand vous
consultez les archives d'une grande époque
géologique, c'est-à-dire les restes des orga-
POUR LA BEAUTÉ d'UNE IDÉE Hl
nismes qui vécurent à ce moment, vous trou-
vez qu'elles présentent un caractère commun.
Il y a une ère géologique dans laquelle vous
ne trouvez que les restes d'animaux mons-
trueux offrant à notre œil moderne quelque
chose d'irrationnel et de fantastique; ainsi y
a-t-il une ère de la pensée humaine où vous
trouvez ime quantité d'idées fossiles sur les
phénomènes naturels, qui, elles aussi, géné-
ralement, ont un caractère irrationnel et fan-
tastique; mais il est une autre ère de la pen-
sée humaine, l'ère moderne, commencée au
XVI* siècle, pendant laquelle les idées relatives
aux phénomènes naturels revêtent un carac-
tère rationnel, et l'on pourrait dire mathéma-
thique : ce caractère, c'est la tendance à
£ïxclure la tradition et l'autorité, à démontrer
tout ce qui n'est pas axiome; c'est une con-
ception rigoureuse de l'équation entre faits
et causes où le fait est une quantité détermi-
née et la cause un x\ c'est l'habitude de
112 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
déterminer tout d'abord le fait au moyen de
l'observation directe, pour aller ensuite d'une
marche logique à la recherche de Vx. Une
telle habitude devait conduire l'esprit humain
à enchaîner solidement et indissolublement
entre eux certains effets et certaines causes,
c'est-à-dire à découvrir et à déterminer un
nombre indéfini de lois naturelles, à repous-
ser tout ce qui échappe aux lois connues.
Quelques-unes aussi, parmi les idées qui
portent cette empreinte moderne, périront,
deviendront fossiles à leur tour et feront
l'étonnement de nos descendants les plus
lointains : il n'en est pas moins vrai
qu'en 1859 le sens commun s'écartait pro-
gressivement, sans que l'on s'en aperçût, des
idées régnantes sur l'origine des espèces.
Que le premier couple d'éléphants ou seule-
ment que le premier couple d'oiseaux eût
jailli tout vivant du sol, qu'une statue d'ar-
gile fût devenue tout à coup un organisme
POUR LA BEAUTÉ d'.UNE IDÉE 113
d'os, de muscles, de nerfs baignés de sang^
personne ne Tavait pu voir, c'était en dehors
de toutes les lois, de tous les procédés connus
de la nature. Ces idées étaient celles d'un
passé intellectuel; si elles régnaient encore
et si, à l'heure où je parle, elles n'ont pas
perdu de leur pouvoir : c'est, d'une part,
qu'elles étaient indûment unies d'un lien
étroit et que maintenant encore elles restent
indûment attachées à la foi religieuse ;
c'est 4 d'autre part, que les hommes s'étaient
accoutumés à elles et qu'ils trouvaient
et trouvent encore gênant de les chan-
ger. Quant à ceux qui niaient Dieu, et par
conséquent la création, ne pouvant affirmer
contre la science que les espèces actuelles
des animaux et des plantes existaient ab
œterno^ ils étaient capables, à la vérité, de
philosopher beaucoup sur la matière et sur le
hasard, mais ils échouaient absolument à
résoudre par un raisonnement conv9.iiï,c9,nt
114 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
Ténigme de celte inconnue : comment les
animaux et les plantes, qui certainement
n'existaient pas il y a trois ou quatre mille
siècles, ont-ils commencé à exister?
C'est à ce moment que parut le livre clair
et puissant de Darwin, où on se voyait
démontrer, avec une grande abondance
d'observations exactes et de déductions sub-
tiles; comment les espèces animales s'étaient
formées, par l'effet des lois naturelles, en
s'écarlant de façon insensible d'une seule ou
de plusieurs formes primitives jusqu'à la
variété immense d'aujourd'hui. Alors, comme
l'accord était grand entre le caractère de cette
idée et le caractère de la pensée moderne, le
son de la parole de Darwin fit vibrer tout à
coup une foule de cerveaux, fit raisonner à
l'unisson une foule de paroles humaines ; il
arrive ce qui arrive à chacun de nous lorsque
quelqu'un vient nous dire à l'improvisle une
chose dont nous avions en nous-mêmele sen-
POUR LA BKAUTÉ d'uNE IDÉE 115
tîment confus et que nous souffrions de ne pou-
voir dégager des voiles obscurs de notre pensée :
nous allons alors vers lui d'un élan de tout notre
être et nous laissons échapper volontiers de
nos lèvres une exclamation d'assentiment et
de délivrance. Pour beaucoup, assurément,
surtout en Allemagne, le Reiz^ comme l'a dit
un allemand du parti opposé, le charme de
l'idée darwinienne fut qu'on pouvait enfin se
passer de Dieu; ou plutôt, dirai-je, on pour-
rait lui servir une pension bien gagnée pour
les services quil avait honnêtement rendus
jusqu'à la fabrication de la première cellule
vivante. Cette mise à la retraite présumée du
Créateur rendait enragés contre le darwinisme
une quantité d'autres personnes aussi peu
sages que les premières. Loin des cris et du
tumulte de la bataille théologique, le livre de
Darwin était accueilli avec une satisfaction
silencieuse par le très grand nombre : ceux-là
se réjouissaient simplement de pouvoir enfin
116 POUR LA BEAUTÉ d'uNE ÏDÉE
abandonner à Milton ce lion qui, naissant dit
sol, fait de violents efforts afin d'amener au
jour ses pattes de derrière, de pouvoir enfin
laisser de côté une généalogie fantastique des
êtres vivants qui répondait à une époque infé-
rieure de la connaissance humaine, comme
les croyances à la parole articulée du Dieu
créateur et au souffle de sa bouche répondent
à une époque encore plus ancienne. Et
ici, je remarque au passage que, si les
grandes époques géologiques subsistent toutes
encore en quelque manière dans les
couches superposées du sol, les époques dé
la connaissance humaine, elles aussi, sub-
sistent encore jusqu'à un certain point dans
les couches superposées de la société ; car
on trouve vivante encore dans les races infé-
rieures et barbares, vivante ça et là parmi les
plus noires ténèbres de l'ignorance popu-
laire, — et qui sait pour combien de temps?
— - la foi naïve à la parole articulée et au
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE il7
souffle de la bouche de Dieu. Une ombre,
une image de ces stades successifs se reflètent
dans le développement intellectuel de toute
vie humaine de même que les stades succes-
sifs de révolution physique se reflètent dans
le développement de tout embryon humain,
puisque notre cerveau, au cours de sa forma-
tion, ressemble d'abord à celui des poissons,
puis à celui des reptiles, puis à celui des
oiseaux et enfin à celui des mammifères;
c'est ainsi qu'un enfant, même s'il se nomme
Charles Darwin, même s'il est né pour écrire
VOrigine des espèces^ quand on lui demande :
« Qui vous a créé et mis au monde? » répond
comme on le lui a appris : « C'est Dieu », et
qu'il s'imagine, dans l'ignorance de son
origine naturelle, avoir été créé, sans
aucun intermédiaire, par cette puissance
inconnue. Lorsque ensuite on lui raconte la
Genèse, il se figure toujours, comme toutes
les races inférieures, un Dieu avec une
118 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
bouche et une voix sonore qui parle latin.
Le livre eut donc un foudroyant succès
de stupeur et de retentissement, bien que
des fenêlres gothiques de la Quaterly
Rewiew un évoque anglican se fût mis
aussitôt à souffler sur cet incendie d'amères
imprécations, que beaucoup d'autres, à des
fenêtres plus petites, soufflassent sur le feu
avec la même fureur et que de Berlin même
le Kladderadatsch lançât ses épîgrammes.
Souffler sur une idée, c'est comme souffler sur
un liquide embrasé : on croit éteindre le feu
et on l'active. La première édition du livre fut
vendue aux libraires en un seul jour. On en
fit immédiatement une seconde de 3.000
exemplaires, et on en entreprit la traduction
allemande. Il y eut aussi deux tentatives de
traduction française, mais Darwin trouva en
sentinelle aux portes de la France une phrase
d'Élie de Beaumont : « C'est de la science
moussante. » Les phrases étant, en France,
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 119
un grand pouvoir d'État, le livre ne put
passer à cette époque et jusqu'en 1862,
où M"® Royer affronta et surmonta les
obstacles, Darwin dut se contenter d'un article
de \^ Revue des Deux Mondes, où Laugel parla
de VOrigine avec cette sérénité élégante qui
est caractéristique dès meilleurs esprits fran-
çais. Cependant on préparait la troisième
édition du livre ; et, remarquez que l'on
n'employait pas alors les fictions des éditeurs
d'aujourd'hui et que chaque édition pré^
sentée comme nouvelle Tétait en effet et
imposait à l'auteur un labeur nouveau.
Les lecteurs de VOrigine se multipliaient
partout, bien que Darwin gémît sous une
tempête de critiques hostiles. « Je suis las »,
disait-il. Un concile scientifique qui se fût
réuni en 1860 aurait anathémalisc la doctrine.
La conversion de Lyell était une belle victoire ;
celle de Huxley, devenu, comme le disait
Darwin en plaisantant, apôtre de l'Évangile
120 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
du diable, avait aussi sa valeur, mais plusieurs
autres naturalistes de grand renom s'étaient
prononcés contre la nouvelle théorie, et Haec-
kel disait à ses amis : « Cette sélection natu-
relle me paraît une loi de higgledy piggledt/^
— expression que Darwin ne comprit pas,
mais qui sonna mal à ses oreilles. Cependant
le nombre des lecteurs croissait.
Jusqu'à la fin de 1860, les savants alle-
mands, à l'exception d'un seul, ne soufflèrent
mot ni pour ni contre. Plusieurs d'entre eux
étaient depuis quelque temps évolulionnistes
de tendance; plusieurs soutenaient que l'œuf
devait se tenir sur pied, mais l'inspiration de
Colomb n'était venu à l'esprit d'aucun, et cela
les gênait probablement un peu que ce diable
d'Anglais eût mis l'œuf sur pied. Cependant
le nombre des lecteurs croissait. Si la science
officielle n'accordait pas encore son suffrage
à Darwin, de toute part montait vers lui cet
encens d'une douce odeur qui est la célébrité.
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 121
11 avait tort de demander son Verdict à Topi-
nioB publique sur la valeur de ses idées. Etant
donné la nature de la discusion et l'attitude
des savants, on ne pouvait demander au
public un jugement explicite et précis sur la
sélection naturelle. En accordant la célébrité
à rhomme et à son œuvre, le public se pro-
nonçait en gros pour une méthode rationnelle
quelconque, capable d'établir que les espèces
sont venues au monde coinme y viennent les
individus, naturellement. Cependant la célé-
brité, pour si douce que soit son odeur d'en-
cens, n'en est pas moins fumée et n'en
trouble pas moins l'air. Elle émane par sa
nature même d'un nombre indéterminé de
personnes, dont la très grande majorité con-
naît à peine de nom ce qu'elle honore et se
fait à peine une conception ténébreuse du
pourquoi de tous ces honneurs se réunissant
sur un seul nom. Cette majorité aveugle va
s'élargissant toujours davantage dans les
122 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
généralions qui viennent participer peu à peu
à ]a culture et aux préjugés communs. Je
n'ai pas Tintenlion de suivre maintenant
les phases de la renommée de Darwin ; elle
arriva à une extension que n'ont dépassée
les noms ni de Newton, ni de Copernic, ni
de Galilée. De son vivant on en arriva à
discuter publiquement au sein d'une société
allemande de psychologie sur la forme de son
crâne. A sa mort, les bouddhistes de l'île
de Ceylan furent convoqués par leur grand-
prêtre Soumangala pour fêter solennellement
l'entrée du grand transformiste dans le Nir-
vana de Bouddha. Mais la fumée est si épaisse
qu'elle dérobe à la vue du public les précur-
seurs du naturalisme anglais et, comme il
arrive avec la brume, qu'elle a grandi et
déformé les apparences de l'image qu'elle
entoure. Darwin devint aux yeux de la foule
le père légitime de l'hypothèse transformiste
et on en vint à l'appeler vulgairement de son
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 123
nom darwinisme, alors qu'il avait simplement
imaginé un moyen pratique de la faire tenir
sur pied. Celte nuée classique entoure encore
le dieu et, si Tun de nous, profanes, y pénètre
aujourd'hui et y regarde les choses de près,
il y distingue ce qu'il n'aurait jamais soup-
çonné. On peut dire que la véritable Église
darwinienne orthodoxe n'existe plus. Darwin
a bien son autel où il reçoit un culte d'hymnes
et d'encens; mais ses prêtres mêmes sont des
libres penseurs qui, dans les sacristies,
discutent le dogme. Peut-être le professeur
Huxley, apôtre de l'Angleterre, est-il le seul
dans le monde scientifique auquel la théorie
darwinienne paraisse aussi solidement assise
que la dynastie de Hanovre sur le trône d'An-
gleterre, ce qui n'est peut-être pas un maximum
de sécurité; et cependant il admet que bien
des générations devront encore s'acharner
sur les problèmes que son maître et ami a
laissés sans solution. L'apôtre de la Germanie,
L_.
Î24 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
Haeckel, qui cherche avant tout à établir le
fait de Tunilé généalogique de tous les êtres
vivants, la Descendenz-Theoriey et à élever sur
ces fondements son matérialisme scientifique,
professe sur les variations individuelles, qui
sont la base de la sélection, une doctrine
toute différente de celle de son maître, et déjà
son hérésie a reçu le nom (ÏHœckélisme.
Romanes, esprit calme et lucide, trouvant
que la sélection naturelle ne suffisait pas au
rôle qu'on lui avait assigné, a imaginé la
sélection physiologique, grâce à laquelle
certaines unions qui ramèneraient en arrière
le mouvement évolutif d'une espèce, restent
stériles.
Celui qui, voyageant dans l'Archipel Malais,
devina la sélection naturelle sans connaître
les travaux encore inédits deDarwin,Wallace,
dont la fidèle et intime union avec Darwin
fait vraiment honneur, en ces deux grandes
et nobles âmes, à la nature humaine elle-
r
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 125
même, — • Wallace, dîs-je, proclame avec
enthousiasme la doctrine dont il abandonne
toute la gloire à son ami, mais il la contredit
formellement sur un poiût, sur la formation
de l'esprit huinain par voie de sélection* Vou-
loir exposer tous les schismes du transfor-
misme, ce serait comme vouloir exposer
toutes les doctrines théologiques et morales
qui ont été l'origine d'Églises, decommunau-
tés et de sectes diverses au sein du christia-
nisme : comparaison plus juste qu'on ne
pourrait le croire, s'il est vrai que le trans-
formisme s'attaque aux problèmes de l'ori-
gine et de la destinée de l'homme et que lui
aussi se présente avec un appareil de mys-
tères et d'affirmations dogmatiques. A vrai
dire, je serais embarrassé d'y trouver une
Eglise catholique, mais peut-être, en négligeant
quelque petite hérésie, pourrais-je au doux
et modeste pontife qu'était Darwin donner
comme successeur un pontife âpre et violent,
126 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
HfiBckel, armé de dogmes et d'analhèmes,
gardien d'une Bible sacrée, d'une Genèse
nouvelle, qui impose à notre croyance que
Moneron genuit Amœbam^ Amœba genuit
Synamœham^ et ainsi de suite jusqu'à Pithe-
canthropiùs qui genuit horni^^^'
(
r
IV
Les adversaires irraisonnés du transfor-
misme, qui raillèrent les dissensions intes-
tines de Tennemi, espérant le voir se détruire
de ses propres mains, raillèrent mal à pro-
pos, et pour peu de temps comme auraient
raillé mal à propos, à toute époque, les adver-
saires du christianisme qui auraient j ugé sa vie
mise en danger par les blessures des schismes
etdeshérésies. Iln'yapasdegrande révolution
quis'àccomplissesansdésordres. On distingue,
à vrai dire, parmi tant de contradictions, un
accord à peu près unanime pour rabaisser la
valeur de la sélection naturelle dont Darwin
lui-même reconnaissait avoir exagéré im-
portance; mais je vois en même temps se
128 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
répandre, je vois s'affirmer, ralliant amis et
adversaires scientifiques, une union expresse
ou tacite dans cette idée que tous les êtres
vivants sont les rameaux et le feuillage d'un
seul arbre généalogique sorti, d'une manière
selon les uns, de manière différente selon les
autres, d'ungerme unique, la première cellule
vivante, et se terminant en une cime unique,
l'Homme. Et, tandis que la sélection, sansdis-
paraître tout à fait, s'efl'ace et va prendre
un sang modeste parmi les agents de trans-
formation, il me semble voir grandir une autre
hypothèse pleine de ténèbres etd'éclairs, qui
peut-être renferme en elle le secret de la science
future. C'est un devoir de loyauté envers Dar-
win, l'un des hommes les plusloyaux quiaient
jamais existé de reconnaître qu'il a, sciem-
ment et de son propre aveu, élevé sa théorie
sur une inconnue, sur les différences que
présentent entre eux les individus de la
même espèce, de la même famille. Pourquoi
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 129
ces différences ? La question se pose sur les
confins du savoir humain et des silencieuses
ténèbres. Personne ne connaît le nom ni
Têtre du pouvoir occulte qui crée ces diffé-
rences inexplicables. Pourtant, sans lui, le
mécanisme merveilleux de la sélection natu-
relle resterait immobile et vain comme une
voile dans un air calme, comme les volants,
les cordes, les roues, les engrenages d'une
machine à moteur hydraulique quand les
eaux disparaissent de leur propre lit.
Partout où croît et décroît, partout où par-
vient et passe le mouvement mystérieux
de la vie, ce pouvoir occulte est présent.
Nous ne savons pas, à vrai dire, pourquoi les
fils sont semblables à leurs parents et sem-
blables entre eux : nous ignorons comment
agit la force qui conserve; mais nous savons
encore moins pourquoi les fils diffèrent de
leurs parents et diffèrent entre eux : nous
ignorons encore plus comment agit la force
130 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
qui transforme. La sélection est assurément
un procédé delà nature, et il est glorieux pour
Darwin de Tavoir découverte : sur ce champ
de bataille où Ton combat pour l'unité généa-
logique de la vie, il y a de la gloire pour tous ;
mais c'est de Textérieur que la sélection agit
sur les organismes, et comment admettre
qu'une ou plusieurs causes externes aient eu
plus de part dans la production de formes
nouvelles que cette puissance secrète par
l'œuvre de laquelle commencent toutes les
variations? Il se trouve des esprits pour abais-
ser Darwin au profit de Lamark. Certes il y a
aussi de la gloire pour Lamark ; certes on
reconnaît au milieu, à l'usage et à l'inaction
des organes une puissance transformatrice;
mais quand Nâgeli voit sortir d'une espèce
des variétés inégales en des circonstances
égaies et des variétés égales en des circons-
tances inégales, comment nier que le principe
de la transformation est dans l'organisme
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 131
vivant lui-même et que les causes extérieures
Texcitent seulement et le dirigent?
Et par quelle cause extérieure expliquerez-
vous les dispositions symétriques de la nature
qui, même avant l'apparition de la vie, se
manifestent dans les cristaux et accompagnent
ensuite la matière dans la variété infinie du
monde organique, dans la feuille comme chez
la chenille, chez le papillon comme dans la
fleur? Sans doute elle est externe, celte force
qui contraint, si je puis dire, au ciel et sur
la terre, les atomes d'un sel à s'agréger, par
exemple, en octaèdres et les atomes d'un
autre sel à s'agréger en dodécaèdres? Les
premiers sont peut-être les parents des
seconds? Sans doute c'est par voie de sélec-
tion naturelle qu'ils auraient acquis d'abord
neuf faces, puis dix, puis onze, puis douze?
Et alors de quel droit pouvez-vous affirmer
que, si une puissance inconnue a agi de
l'intérieur pour donner la forme et la symétrie
132 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
aux cristaux, il n'existe pas de puissance
inconnue qui ait agi à Tintérieur pour
donner ou au moins pour aider à donner ia
forme et la symétrie aux organismes? La
sélection naturelle, cette tempête de douleur,
de terreur et de mort qui souffle, implacable,
autour de notre planète dans sa course
désespérée à travers les cieux, fut-elle donc
seule pour donner l'élan à cette magnifique
ascension des formes organiques depuis les
plus humbles cellules jusqu'à l'homme, ou
n'y avait-il pas plutôt à l'intérieur des orga-
nismes mêmes une force qui les transformait
d'une façon déterminée, comme dans le
gland est une force qui en fait un chêne, la
sélection naturelle ayant précisément pour
rôle d'aider cette force? A côté de la sélection
naturelle, Darwin a placé la sélection sexuelle.
Non seulement la vigueur et le courage des
mâles, mais les attraits de leur corps, et
même, chez les oiseaux, la douceur de leur
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 133
chant donnent lieu à des préférences, à des
accouplements qui dirigent révolution des
espèces. Dès lors si la vigueur plus grande,
si le courage plus grand remportent par une
évidente nécessité de nature, la plus grande
vivacité des couleurs, la plus grande élégance
des formes, la plus grande douceur de la voix
ne Temporlent-elles pas au contraire par un
spns intime qui s'éveille dans l'organisme,
par une joie naissante et encore obscure de
la beauté qui resplendira plus tard dans les
chefs-d'œuvre de l'art humain? Et quand des
êtres les plus humbles qui n'ont pas de sexe,
qui se multiplient par division, pargemmina-
ritéou sporulalion sortirent, après des siècles
et des siècles, les êtres hermaphrodites et
quand les hermaphrodites se divisèrent en
mules et femelles, quelle put bien être la cause
externe qui donna naissance aux sexes? Et
puis, sans doute, quand les sexes eurent été
distingués, c'est de l'extérieur aussi qu'est
134 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
venu rinstinct souverain, origine deTamour,
qui les fait se rechercher l'un Tautre ? Haeckel
qui, niant et raillant la conception d'un ordre
intelligent de l'univers, prétend expliquer
toute l'échelle des organismes par la toute-
puissance de la sélection naturelle, comment
explique-t-il l'origine même de la vie?
Méprisant la faiblesse de Darwin qui l'attribue
au Créateur, Haeckel pense se tirer d'embarras
en supposant que le principe vital a son
origine dans les propriétés physiques et
chimiques des corps albumineux. Mais ces
corps albumineux, pourquoi se forment-ils?
Par la tendance du carbone à des combi-
naisons multiples avec d'autres éléments. Et
quelle est la cause de cette tendance et quelle
est celle de toutes les autres propriétés
chimiques des corps? «Je ne sais pas»,
répond Haeckel. «Alors», peut-on lui
répliquer, « si votre hypothèse est bonne, vous
n'avez pas fait autre chose qu'éloigner le
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 135
mystère d'un pas, et, si la cause du principe
vital dérive à son tour d'une cause inconnue,
votre explication se réduit encore à ceci : «La
cause première de la vie est égale à x. » Mais,
puisque vous avez parlé de propriétés des
corps, puisque vous nous avez avoué qu'il y a
dans les atomes dé carbone une passion
innée pour les atomes d'oxygène, d'hydrogène
et d'ammoniaque, et que des élans de cette
passion naît la vie, vous devez admettre que
Vœ est une cause interne à la matière, cons-
tante en elle, capable, plus encore, que de
transformer, de produire l'organisme. Et,
puisque vous n'en connaissez pas la nature ni
le mode d'action ni les limites, mais seule-
ment l'immanence et la permanence, ainsi,
dans votre étude des formes successives des
organismes, ne pouvez- vous logiquement vous
délivrer de l'inexorable inconnue et dès lors
de chaque transformation deviez-vous logique-
ment définir la cause : « la sélection naturelle
136 POUR LA BEAUTÉ D UNE IDÉE
plusx ». C'est pourquoi, lorque vous affirmez
qu'une loi de progrès gouverne le monde, que
la vie tend de l'imparfait vers le parfait et
que cette tendance résulte nécessairement de
la seule sélection naturelle, il nous semble à
nous, profanes, que vous vous contredites,
car vous vovez Tunivers évoluer selon un
concept purement intellectuel comme ,est .
celui de la perfection, et vous niez en même
temps qu'à cet Univers préside une intel-
ligence. Si vous disiez au contraire, comme la
logique l'exige de vous, que «la vie progresse
nécessairement et qu'elle se perfectionne sans
cesse par Teffet de la sélection naturellep/w^ a;»,
il n'y aurait pas là de contradiction nécessaire :
car, si celte intelligence directrice n'est pas,
comme vous Taffirmez, dans la sélection natu-
relle , qu'est-ce à dire, sinon qu'elle est dans l'a??
C'est en effet cet a?, cette puissance interne,
vitale et transformatrice des choses, qui, toute
cachée qu'elle soit, paraît devenir toujours
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 137
plus lumineuse parce que les faits infinis
derrière lesquels elle se cache répandent une
ombre toujours plus visible et plus large.
L'ombre révélatrice a pu entrer dans les
dernières pensées de Charles Darwin, et cet
homme avait Tâme trop haule pour ne pas
avouer avec un visage serein qu'il avait placé
son espérance suprême dans les lumières de
la sélection, mais que trop de choses restaient
dans l'obscurité, et que de tant de formes il
fallait chercher le secret dans l'intérieur de
l'organisme. « Refugium ignorantiœ^ ces
causes internes », — s'écrie un heckelien, —
sachant que la sélection naturelle peut être
appelée, à la rigueur, une loi aveugle, mais
que, si un poisson est intérieurement constitué
de façon à produire un amphibie et l'amphibie
un mammifère, il devient singulièrement plus
difficile de soutenir qu'il n'y a pas là un plan
de l'univers et que ne se manifeste pas le
gouvernement d'une Intelligence suprême.
V
Mais non, ce n'est pas le honteux désir
d'un refuge paisible, c'est la soif de la vérité
qui a conduit des hommes éminents à démon-
trer, selon une critique sévère et subtile, que
les causes extérieures ne suffisent pas à pro-
duire l'évolution. « En étudiant l'action de
l'évolution par les seules causes externes,
nous trouvons, ont-ils dit, telles et telles
obscurités ; donc, c'est précisément là-dessous
que doit se trouver la solution du problème :
ainsi, lorsqu'au milieu du jour la terre est
couverte d'ombre et que le ciel est serein sur
toute son étendue, sauf en un point, ainsi
ne nous échappe-t-il pas que le soleil est là,
derrière ce nuage unique. » Sans espérer
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 139
pénétrer l'essence même des mystérieuses
forces internes, ils essaient du moins de
deviner le lieu et le mode de leur action
transformatrice, et celui-ci soutient une hypo-
thèse, celui-là en aventure une autre. Tandis
que de puissants naturalistes travaillent à
ouvrir une voie en plein roc, de généreux
penseurs les suivent avec des flambeaux. Ils
proclament la fausseté des créations distinctes,
ils proclament que tous les êtres sont natu-
rellement issus d'une souche unique par
l'effet d'un principe intérieur aux choses,
excité, réglé par des agents externes ; ils pro-
clament la loi du progrès reconnue par Haec-
kel et enfin l'idée, logiquement impliquée
en cette loi, d'un ordre et d'une fin dans
l'activité de la nature, ce par quoi nous appa-
raît nécessaire le gouvernement d'une Intel-
ligence et d'une Volonté supérieures. Ce sys-
tème de la finalité universelle, "que le langage
abstrus des savants appelle téléologie, est com-
140 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
battu avec acharnement et amèrement raillé :
mais si ses adversaires pensent avoir rem-
porté sur lui une facile et complète victoire,
c'est peut-être qu'ils combattent et raillent des
idées que personne ne défend plus. Il y a,
touchant Tordre et la fin des choses, de
vieilles idées qui subsistent encore dans les
couches inférieures de la connaissance hu-
maine, mais qui, pour nous, — si toutefois
moi, le plus humble soldai d'une armée, je puis
me servir de ce pronom ambitieux, — qui
pour nous sont mortes et ensevelies. Darwin
s'y perd précisément parce qu'il ne sait pas se
dégager de cette idée que, selon les p&rtisans
d'un plan divin de l'univers, chaque chose a
sa fin unique et visible. Il ne peut admettre,
par exemple, que, si les plumes du paon sont
si richement ornées, c'est afin de réjouir l'œil
de l'homme. En même temps, il ne peut
admettre que l'humanité soit un produit
du hasard. Il conclut que faire méditer
POUR LA. BEAUTÉ d'UiNE IDÉE 141
riiommc sur le plan de Tunivers, c'est comme
faire méditer un chien sur Tesprit de Newton.
Au contraire, son plus fidèle disciple,
Huxley, a déclaré qu'à la place de la vieille
léléologic condamnée il pourrait s'en élever
une autre plus large et plus grandiose, ayant
pour base cette même idée fondamentale de
révolution. En effet, nous avons rejeté dédai-
gneusement la léléologie de l'enfant convaincu
que ses parents, ses maîtres, ses amis, ses ser-
viteurs, sa maison existent pour lui seul ; nous
professons la téléologie de l'homme qui se
reconnaît un atome dans l'humanité, qui res-
pecte le droit d'autrui, qui aime le bien
d'autrui, qui place au-dessus d'un intérêt
mesquin et individuel les intérêts de la
Justice et de la Vérité. Nous ne pensons
plus que l'univers ait été créé uniquement
pour l'Humanité, que le soleil, la lune et
les étoiles soient au ciel pour éclairer la
terre, ni que les plantes et les animaux
142 POUR LA BEAUTÉ d'unE IDÉE
existent à Tunique fin d'être utiles aux
hommes. Nous pensons au contraire que,
dans l'esprit ordonnateur de l'univers, chaque
chose créée par lui tend en elle-même et
dans ses rapports avec les autres choses
vers des fins diverses et infinies dont très
peu isont visibles pour nous et très peu acces-
sibles à notre intelligence ; nous pensons que
toutes ces fins diverses et infinies sont dis-
posées selon des desseins plus vastes, soumis
eux-mêmes à d'autres plus vastes encore et
que ceux-ci à leur tour dépendent d'un plan
unique et immense, dont à peine la raison
humaine peut-elle savoir qu'il monte en ses
lignes générales de l'imparfait jusqu'au
parfait.
Par là nous entendons rehausser et non
rabaisser la dignité humaine. De la statue
d'argile nous reportons l'origine de l'homme
jusqu'à la première nébuleuse; nous confions
à des millions de siècles, à toutes les forces
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 143
de la nature, à des myriades et des myriades
d'êtres vivants le travail sublime de préparer
Adam et la naissance de l'esprit personnel et
immorlej. Nous promettons ensuite à notre
espèce, au nom de la loi qui la lira de la
matière première, une ascension sans fin
vers l'infini!
Nous rehaussons en môme temps la dignité
de la nature inférieure, foulée aux pieds jus-
qu'à hier avec un mépris orgueilleux, supers-
titieux et injuste, par l'homme, fruit de ses
œuvres; nous reconnaissons en elle l'action
constantede la toute-puissante volonté divine
pour des fins très élevées, parmi lesquelles
nous voyons à peine et très incomplètement
celles qui se rapportent à notre espèce : à
elle aussi nous promettons dans l'avenir une
ascension indéfinie qui lui sera propre.
Enfin notre doctrine rehausse et grandit
dans Tesprithumain l'idée de Dieu. De même
que l'absence complète ou la matérialisation
144 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
grossière de cette idée appartiennent aux
états primitifs de Tesprit humain, dé môme,
avec le développement de la culture, se
développe chez les croyants plus cullivés
ridée de la Divinité. 11 y a, à n'en pas douter,
entre le progrès scientifique et l'idée de Dieu,
une corrélation spirituelle qui est seiïihlable
à ces mvstérieuses corrélations observées
dans le monde organique, par lesquelles au
développement d'un organe correspond le
développement d'un autre organe, de telle
sorte que, si le calice d'une fleur va en s'ap-
profondissant, peu à peu s'allonge aussi la
trompe de l'insecte qui doit trouver au fond
de cette fleur des substances vitales;. ou bien
si l'on me permet une image plus matérielle
encore, mais plus précise, je dirai qu'il y a
entre les racines du savoir humain et les
racines de Tidée de Dieu un chemin naturel
et caché, grâce auquel, lorsque l'esprithumain
s'élève péniblement dans la science, il doit
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 115
aussi s'élever, et il s'élève de lui-môme,
comme par la loi physique des vases commu-
nicants, dans ridée de Dieu. Après chaque
progrès nouveau dans la science, notre intel-
ligence conçoit Dieu plus grand et surtout
plus différent de Thomme* dans son mode
d'action. Les progrès de l'astronomie, en
révélant la véritable ordonnance du système
solaire et sa subordination possible à d'autres
systèmes encore plus vastes, ont amplifié et
magnifié notre idée du Créateur, ont multi-
plié dans UQ espace plus lointain, plus caché
à nos yeux, les desseins et les fins de son
action divine. Autrefois, considérant les
astres, les croyants s'imaginaient que Dieu
conduisait ces globes dans le vide à la façon
d'un magicien, ainsi qu'un homme doué de
facultés surnaturelles qui, étant en dehors
des choses, les contraint à lui obéir contre
les lois naturelles. La découverte de Newtoa
nous a démontré que Dieu gouverne tous
10
14G POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
les astres et tous les atomes du monde d'une
façon radicalement différente et que cette
façon d'agir est précisément ce que nous
appelons loi de la nature. Pour si grand que
nous imaginions un être humain, il nous est
impossible même de concevoir qu'il puisse
agir ainsi. Par ces lois de l'attraction uni-
verselle, la créature, si extraordinairement
amplifiée par les découvertes précédentes,
était ramenée à une rigoureuse unité. Tout
s'atlire, tout se fait équilibre suivant des
poids, des nombres et des mesures, et les
actions infinies, distinctes et simultanées
d'une force unique rendent un accord har-
monieux qui exprime l'ordre mécanique. de
l'univers. Pour les esprits cultivés et croyants,
cet accord harmonieux et idéal des mondes
contribue infiniment plus à la grandeur de
l'idée de Dieu que la vue d'un ciel constellé,
fût-elle même portée par de puissants téles-
copes jusqu'au-delà des plus lointaines voies
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 147
lactées. Maintenant la théorie de l'évolution
nous montre non plus un Dieu agissant par
intervalles, créant le monde par pièces toutes
faites, puis les mettant en place ainsi qu'un
homme fabriquerait une machine, mais un
Dieu agissant toujours, partout, au dedans etau
deliors de chaque chose, tirant la variété pro-
gressive des formes de Tunité du principe
par une action si bien réglée et si constante
qu'elle a mérité les noms de nature et de loi;
et ce Dieu agit selon des desseins partiels et
infinis qui se rattachent à un dessin infini et
unique : ainsi Tordre de l'univers, qui, par
la loi de Tatlraction éclate dans l'espace
comme une merveilleuse harmonie, se dé-
roule dans le temps par la loi d'évolution
avec la continuité matérielle et logique d'une
pensée qui s'exprime, d'une mélodie mer-
veilleuse qui va des rythmes les plus larges
aux plus passionnés, des splendeurs de la
lumière aux splendeurs de l'intelligence et
1
148 POUR LA BEAUTÉ D*UNE IDÉE
de Tamour ; mélodie divine, parce que
jamais elle ne s'achève et jamais elle ne
dévie, parce qu'elle exprime toujours plus
magnifiquement une idée qui est, pour
l'âme humaine, le plus grand idéal possible,
c'est-à-dire non pas la perfection absolue
que l'homme ne peut atteindre dans l'éter-
nité, mais une ascension ininterrompue et
indéfinie vers elle. Jamais comme en de
telles visions l'esprit humain n'a pu se repré-
senter par les choses sensibles la sublimité
du Créateur.
il est vrai qu'à toute phase du progrès scien-
tifique s'est jointe aussi la négation de Dieu :
mais cela prouve seulement qu'il est toujours
possible à l'esprit humain, au plus ignorant
comme au plus cultivé, de choisir entre l'affir-
mation et la négation de Dieu. Ceux qui nient
Dieu ne veulent pas en convenir : ils s'ef-
forcent d'établir une contradiction logique
entre les vérités de la science et l'idée de la
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 449
divinité. Aidés par une plèbe religieuse qui
craignait pour un humble et faible Dieu selon
son esprit, ils pensèrent d'abord que, si la
terre n'était pas le centre immobile du sys-
tème solaire, le Dieu chrétien, lui aussi,
devait être rangé parmi les dieux faux et
menteurs; puis que, si les astres du système
solaire étaient progressivement issus, par une
action mécanique, de la matière en rotation,
selon l'idée de Laplace, on pouvait enlever,
au moins aux planètes et aux satellites, la
vieille marque de fabrique surnaturelle.
Par chacun de ces arguments ils réussirent
seulement à prouver qu'il ne pouvait y avoir
un Dieu tel que le vulgaire l'imaginait : ce à
quoi on répondit chaque fois qu'en effet Dieu
était beaucoup plus grand. Enfin, une fois
jetée aux quatre vents la doctrine de l'évolu-
tion, on proclama, au milieu des gémisse-
ments, des lamentations et des anathèmes du
peuple croyant, que les piaules, les animaux
150 POUR LA BEAUTÉ d'cNE IDÉE
et riiomme s'étaient conslilués spontanément
par hasard, d'une substance unique, grâce à
la sélection naturelle; que, si l'antique créa-
teur avait pu résister à tant d'autres coups de
la science, cette Ibis il élait perdu.
Maintenant, parmi ceux qui, au milieu i
ce vain tumulte, se lèvent, le front haut et
sourire aux lèvres, pour la défense des vérit
nouvelles et en même temps des antiqu
croyances, le poète, lui aussi, est appelé à
lever. Lorsque, poètes spiritualisles, noi
écoutons la voix mystérieuse des choses
que nous sentons une vie obscure, des germ
et des vestiges de tristesses et de joies presqi
humaines dans les vents, dans les flots, da
les forêts, dans les eaux courantes, da
les formes délicates des fleurs, dans 1
lignes expressives des rochers, sur les crêt
152 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
des pensives montagnes, vous nous dites par-
fois que nous marchons à travers un rêve,
et sans doute vous avez raison, mais notre
rêve, comme tous les rêves, a son origine
dans la réalité. Votre sympathie pour la
nature, pourvu qu'elle ne soit pas une vaine
rhétorique mal apprise, nous révèle entre
rhomme et les choses des affinités véritables,
une parenté étroite dont peu à peu la science
retrouve à grand'peine les preuves authen-
tiques, alors que depuis bien longtemps nous
la sentions au fond de notre cœur. Et, alors
même que nous ne connaîtrions pas les lois
de révolution et les prophéties de saint
Paul, notre inspiration intime et véridique
nous assure qu'une si grande et si chère
beauté des choses n'est pas destinée à dispa-
raître pour toujours et à se perdre, que les
voix mystérieuses, la mélancolie et la joie de
la nature signifient le désir et l'attente d'un
état meilleur. Quand nous avons recherché
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE io3
les occasions de mettre en scène la douleur
et que nous l'avons traitée avec respect, vous
avez parfois accusé notre art d'être inhu-
main. Et voici que la science vous répond
pour nous : « La douleur est vraiment une
chose auguste, car sans l'œuvre de la douleur
l'homme n'aurait pu sortir de la poussière ni
la civilisation de la barbarie. »
Lorsque, décrivant l'amour, nous vous
représentons, non pas ce fantôme d'amour
trompeur et imaginaire qui n'aurait aucun
pouvoir sur les sens, ni cette fièvre du seul
instinct qui avilit l'esprit, mais cet amour
qui aspire par sa nature même à unir deux
êtres en un seul; lorsque cependant nous en
taisons, je ne veux pas dire le côté matériel,
ce qui est impossible, mais le côté purement
animal et physiologique, pour en décrire au
contraire ces sensations exquises et délicates,
apanage exclusif de l'homme, et, pour exalter
la passion des âmes, il s'en trouve alors pour
loi POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
nous juger des consciences timides, des
esprits incapables de comprendre la beauté
et la gloire de la vie, de tout ce qui propage
la vie. Maissiune loide progrès indéfini gou-
verne véritablement Tunivers, de Tespèce
humaine sortira encore, peu importe com-
ment et peu importe quand, une espèce supé-
rieure à elle; et, si rinslinct sexuel qui se
développe toujours plus vivace sur l'échelle
des organismes a préparé l'amour humain,
cet amour humain prépare à son tour pour
l'avenir une forme de sentiment inconnue, et
son évolution continuera dans la vie aOn de
conduire à un raffinement toujours plus
grand de la matière et à une puissance tou-
jours plus grande de l'esprit.
Nous pouvons lire maintenant dans la
nature cette haute doctrine qu'une espèce
supérieure ne naît pas d'une espèce inférieure
sans un effort vers une forme plus par-
faite. Partout où manque cet effort il y a chute,
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 135
il y a dégénérescence. Si, dans la représenta-
lion de Tamour, d'autres artistes retournent
en arrière, vers la brute, nous, nous mar-
chons en avant vers la forme supérieure que
rhomme porte en soi et qui doit se dévelop-
per spontanément. Quand notre art qui ne
peut rester étranger à aucune beauté s'inspire
de la beauté morale, nous nous entendons
parfois appeler froids et pédants; mais si,
comme il est certain, une loi de nature
entraîne le genre humain, malgré la corrup-
tion et la dégénérescence individuelles, de
notions confuses et contradictoires sur le bien
et le mal à la possession éclairée d'un idéal
moral unique, nous avons conscience de
combattre un bon combat et un combat
nécessaire.
Lorsque, tout en sentant la poésie dupasse,
des ruines, des antiquités, de tout sentiment
conservateur des choses bonnes, nous nous
levons palpitants à l'appel des misères et des
156 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
injustices sociales pour dire les souffrances
des affligés et en menacer les heureux de ce
monde, pour convier la société humaine à un
ordre plus juste, on peut nous appeler des uto-
pistes et des arcadiens ; mais, si la loi de l'évo-
lution est vraie, nous annonçons au contraire
une justice qui ne peut manquer de régner
un jour, par Tunion, dans le temps, des
deux forces qui gouvernent le monde selon le
plan divin, la force qui conserve et la force
qui transforme. En somme, pour tout résu-
mer, nous aspirons à l'honneur suprême
d'avoir une place sur le front des colonnes
humaines qui montent à l'assaut d'un radieux
avenir, parmi ces mille cavaliers de l'Esprit-
Saint qu'Henri Heine, vraiment plus un de
nôtres qu'on ne le croit, chantait à sa blonde
petite bûcheronne, tout étonnée :
Ihre theuren Schwerter blilzen.
Ihre çuten Bannerwehen,
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 157
« Leurs chères épées lancent des éclairs,
leurs bons étendards s'agitent au vent. » La
grande idée que Darwin a rendue populaire
dans le monde nous explique nos obscurs ins-
tincts de poète, nous confirme dans nosamours
etdansnosmépris,nousmontredeloinlaréali-
salion de notre idéal ; elle nous réconforte en fin ,
nous donnantune mission dontlagloire est telle
qu'aucun prince et qu'aucun peuple n'en a de
semblable en son pouvoir et qu'il est par
conséquent insensé de nous demander d'y
rester indifférents. Tandis que d'autres tra-
vaillent dans le champ de la science à en
recueillir les preuves directes, c'est à nous
qu'il échoit d'en montrer les preuves indi-
rectes dans l'admirable beauté de son aspect,
qu'on la considère comme la préparation de
l'homme, dans le développement intellectuel
et moral de l'humanité, ou comme l'annonce
de ses destinées futures.
VII
On m'a trailé de mystique. Je ne sais
ce que peut prouver cette appellation : je
voudrais qu'une psychologie sereine obser-
vât, mesurât et comparât les phénomènes
obcurs de Tâme humaine, non seulement
pour en déduire les lois de la sensation et de
rintcUigencc, mais aussi pour établir la
nature et l'origine de ces mouvements internes
qui entraînent Tfime dans une direction don-
née, sans qu'on en voit une raison suffisante,
et qui produisent une inclination semblable
à l'amour, pleine de douceur, d'amertume,
de désirs infinis. Je demanderais à une telle
psychologie de m'expliquer pourquoi l'hypo-
thèse de révolution, non pas méditée dans
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 159
les livres de ses défenseurs, mais entrevue h
travers les diatribes de ses adversaires, mais
présentée à moi comme Tarme empoisonnée
d'un matérialisme que j'ai toujours haï, exer-
çait sur moi une attraction puissante et
enthousiasmait mon esprit : et cependant je
n'étais pas capable d'en connaître les raisons
scientifiques, ni le dessein grandiose, ni la
beauté inlellectuelle et morale; cependant je
l'entendais combattre non seulement au
nom de mes propres croyances, mais même
au nom du bon sens et de la dignité humaine.
Jamais je ne pus me convaincre d'un anta-
gonisme nécessaire entre l'idée transfor-
miste et mon idéal le plus cher : mais il
m'était amer de ne pas savoir justifier mon
sentiment par de solides arguments.
Les livres de Darwin m'aidèrent peu.
Certes je n'y trouvai pas l'athéisme, mais
dans ces ouvrages et plus encore dans ses
lettres privées, l'auteur m'apparaissait comme
160 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
trop incertain devant les conséquences reli-
gieuses et philosophiques de sa théorie. J'eus
entre les mains d'autres livres de Técole dar-
winienne allemande qui étaient vraiment des
évangiles du dogmatisme matérialiste. Cepen-
dant ma foi instinctive croissait. Souvent il me
semblait sentir au plus profond de mon être
toute la fermentation des diverses vies anté-
rieures d'où est peu à peu sortie l'humanité,
fermentation qui a des bouillonnenienls impé-
tueux et étranges, qui monte parfois jusqu'au
cœur et v éclate au milieu de cris de désirs
sinistres et bestiaux, et puis, domptée ou
satisfaite, en redescend, y laissant un silence
triste. Souvent, dans les passagères ardeurs
de mon esprit, il me semblait sentir inquiet
en moi le germe d'une forme future, plus
conforme à ce désir vague et inassouvi de
sensations et de sentiments supérieurs qui
nous tourmente si souvent et qui trouve son
exaltation dans la musique» Voici quelques
r
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 161
années, j'eus entre les mains et je lus avide-
ment un livre du professeur américain Joseph
Le Conte qui avait pour litre : VEvolution et
ses rapports avec la pensée religieuse. Je me
rappelle encore avec quelle émotion et quelle
surprise, tout jeune encore, j'ai senti pour la
première fois se révéler brusquement à ma
pensée la beauté sensible du Bien supérieur
aux sens, du Bien purement moral. Cette fois,
tandis que je lisais dans l'ouvrage deLe Conte
les chapitres où il aborde le problème reli-
gieux et que j'y découvrais peu à peu, pro-
gressivement, la trame et l'objet du raisonne-
ment, une surprise semblable s'emparait de
moi, mon cœur battait à coups précipités
comme à l'approche d'une révélation nouvelle.
Les idées suggérées par le livre se déroulaient,
se réalisaient rapidement dans mon esprit, et
voici que, sur le déclin de ma vie, une beauté
sensible du Vrai supérieur aux sens, du Vrai
purement intellectuel montait et se révolait
11
162 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
pour la première fois à mon àme. Elle n'avait
pas menti, la voix fidèle et toujours entendue
qui parlait en moi; non seulement il n'y
avait pas antagonisme entre Évolution et
Création, mais l'image du Créateur se rap-
prochait de moi ; elle grandissait prodigieu-
sement dans mon esprit ; j'en éprouvais pour
Lui un respect nouveau, et, en même temps,
un effroi semblable à celui qu'on éprouve en
appliquant l'œil à l'oculaire d'un télescope et
eh découvrant tout à coup dans le miroir,
tout proche et énorme, l'astre que, peu de
temps auparavant, on regardait à l'œil nu
dans le ciel.
Le crépuscule tomba et m'interrompit au
milieu démon travail avant quej'eusse fini ma
lecture. J'abandonnai mon livre, je me mis à
une fenêtre qui dofnine les plaines étendues
entre les Alpes et la mer. Dans l'émotion
religieuse de cette heure, en contemplant le
levant obscur et profond, en écoutant les
POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 163
murmures et les bruissements de U nuit qui
paraissaient d'humbles paroles vivantes,
toutes pleines du même sentiment religieux,
j'ai éprouvé le plus grand encouragement de
ma vie d'artiste et j'ai en même temps senti
le besoin de rendre témoignage à la vérité
infinie de sa divine lumière. Je lui ai rendu
ce témoignage ; si mon esprit et si le temps
me le permettent, je le lui rendrai encore. Je
sais que je n'ai rien pu et que je n'aurais rien
pu trouver par moi-même, que le premier
secours m'est venu d'un livre, que beaucoup
d'autres livres de profonds penseurs m'ont
ensuite aidé, que mes convictions sont parta-
gées par beaucoup d'autres personnes plus
capables que moi de les défendre. Cependant
aucun germe ne peut dire : je ne donnerai
pas ma tige d'herbe, je ne donnerai pas mon
témoignage de vie parce que je ne suis pas
un palmier ni une rose, parce que je ne
vivrai qu'une seule saison. Il y a une loi et
L
164 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE
un devoir pour Therbe comme pour les roses
et les palmiers de donner son témoignage à
la vie : il y a une loi et un devoir pour les
esprits les plus faibles comme pour les
plus puissants de donner leur témoignage au
vrai : et tout ce qui obéit à une loi, tout ce
qui accomplit un devoir a par là-même sa
dignité.
^
r
L'ORIGINE DE L'HOMME
ET
LE SEiNTIMENT RELIGIEUX
/
l
J'ai déjà affronté, et, je l'espère, surmonté
les premiers obstacles que Ton rencontre
devant soi en combattant cette antique
croyance, partagée par le plus grand nombre
des théologiens et des fidèles, d'après laquelle
Dieu aurait créé le monde par des actes de \
création distincts et immédiats, à des inter-
valles de jours ou d'époques. J'ai cherché à
démontrer que l'intelligence humaine se
détournait depuis longtemps d'une telle idée
de la création. Jusqu'à l'époque moderne,
l'intelligence humaine a conçu l'action du
créateur comme l'action d'un homme doué
d'une puissance extraordinaire, qui fûtcapable
d'imposer sa volonté à la nature ; qui pût
168 L ORIGINE DE L HOMME
commander aux astres, avec de mystérieuses
formules, de rester suspendus dans les airs;
qui pût, avec d'autres mots, commander à la
terre nue de se couvrir înslantanément de
plantes, à la mer sans vie de se peupler
instantanément de poissons et de laisser
s'échapper, comme un énorme vase à double
fond, des bandes d'oiseaux de toute espèce;
qui pût obtenir enfin, par de nouvelles for-
mules, que la croûte de la terre se brisât avec
fracas et que sur toute sa surface se répandît
un effroyable et bruyant tourbillon d'animaux
de toute espèce.
Cependant, en fouillant dans les couches
superposées de cet immense musée qu'est la
croûte de la terre, on s'aperçoit bien facile-
mentque, dans la première couche, au-dessous
du sol où nous marchons, se conservent les
traces et les empreintes d'animaux un peu
différents de ceux qui se meuvent aujourd'hui
à la lumière du soleil, que dans la seconde
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 169
couche se trouvent les traces elles empreintes
d'animaux déjà plus différents, et ainsi de
suite. Par exemple, on rencontre dans la
première couche un animal tout à fait
semblable au cheval, tnais qui n'est pas plus
grand qu'un âne et qui a les rudiments de
deux doigts; dans la seconde on en trouve
un autre qui a réellement trois doigts; dans
la troisième, en voici un de la grandeur d'une
brebis, qui aies trois doigts et les rudiments
d'un quatrième. Enfin, dans la quatrième
couche, on trouve un tout petit cheval à peine
grand comme un renard, qui a les quatre
doigts et les rudiments d'un cinquième. Si
celui qui fait ces fouilles est un homme d'esprit
logique, il devra donc admettre que les
animaux terrestres n'ont pas tous été créés
en une fois, mais qu'il y a eu un nombre
indéfini de créations à de très longs inter-
valles. Pour la seule dynastie du cheval, il
faut en compter, probablement, au moins
170 l'origine de l'homme
six. Si on poursuit ses recherches dans ce
musée, si on étudie les collections des
animaux qui peuplent TeauetTair, les collec-
tions des plantes, l'on doit nécessairement
arriver pour ces créatures à la même con-
clusion : l'on s'aperçoit qu'outre les créations
successives des animaux il y a eu aussi des
créations successives de plantes. Dès lors, je
ne sais vraiment comment on peut continuer
à croire que chaque grande catégorie dé
vivants a été créée isolément, d'un seul acte,
à des moments divers, par l'opération d'un
Dieu qui aurait ainsi fait le monde de pièces
comme nous ferions nos machines. Je mè suis
efforcé démontrer que l'intelligence humaine,
ainsi qu'un enfant auquel le lait ne suffit plus,
se détourne de cette conception primitive de
la création, qui lui a été précieuse et vivifiante
en son temps, mais qui plus tard est devenue
insuffisante.
La découverte de l'attraction universelle
ET LE SENTIMENT BEUGIEUX 171
hii fit voir comment Dieu agissait en réalité
pour diriger les astres dans le vide ; elle lui
révéla les procédés de l'action divine, procé-
dés extraordinaires et infiniment éloignés
de toiis lés procédés humains, mathématiques
dans leur expression, insaisissables et incon-
naissables dans leur essence. La foi naïve^ la
foi enfantine avait d'abord dit : commande-,
ment; la science lui apprit à dire : ordre ^ loi.
Ainsi était démontré que toutes choses dans
l'Univers sont rattachées les unes aux autres
par l'effet d'une loi unique et qu'il y a donc
une correspondance entre un atome de pous-
sière sur l'aile d'un papillon et l'astre le plus
reculé dans l'abîme le plus profond du cieL
A cette révélation l'image de Dieu grandit aux
yeux des croyants les plus cultivés comme si
elle leur était apparue tout à coup à travers
une lentille puissante. Grâce à un vaste tra-
vail scientifique qui n'est pas enèore parvenu
à son terme, nous sommes, pour ainsi dire,
172 l'origine de l'homme
à l'aurore crunc vision de Dieu démesuré-
ment plus grande. J'ai parlé de ce travail
scientifique qui, commencé en France par
Lamarck, dès 1809, tend à prouver que
toutes les classes, familles et espèces des
êtres vivants, sont issues, par voie de généra-
tion, d'un petit nombre de cellules originelles,
peut-être même d'une seule, ainsi que les
rameaux d'un arbre immense, issu d'une
semence unique. J'ai parlé de Charles Dar-
win, qui, cinquante ans après Lamarck, ayant
observé que les individus de la même espèce
n'étaient jamais rigoureusement identiques et
qu'une grande quantité périssait avant d'avoir
atteint son complet développement, en dédui-
sait que, dans chaque espèce, ceux-là devaient
plus facilement se conserver et se reproduire
qui étaient mieux conformés pour résister
aux causes de destruction, que ces différences
devaient se transmettre à leurs rejetons et
qu'à ce second degré de nouvelles différences
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 173
venant s'ajouter aux premières, et ainsi de
suite à chaque génération, il devait sortir peu
à peu de Tespèce primitive une espèce nou-
velle.
Aussitôt s'éleva autour de Darwin une cla-
meur immense d'admiration et de scandale.
Des chevaliers et des hérauts de son idée
coururent la jeter aux qiiatre vents et se bat-
tirent pour elle partout où des ennemis ten-
taient de leur résister : les uns brandissaient
des hallebardes et des poignards du moyen
âge, des cimeterres rouilles dérobés à la pous-
sière des musées; d'autres se servaient au
contraire de bonnes armes modernes qu'ils
maniaient avec un sang-froid courageux. Le
nom de Darwin s'est envolé jusqu'aux étoiles,
mais la poussière soulevée par les combat-
tants obscurcit l'air, et les spectateurs ne se
rendent pas bien compte de ce qui se passe
sur les champs de bataille. Beaucoup d'esprits
honnêtes s'imaginent que la grande idée d'un
1
174 l'origine de l'homme
progrès continu réalisé par tout l'univers,
depuis les nébuleuses vides et informes jus-
qu'aux magnificences régulièrement ordon-
nées des systèmes slellaires, jusqu'à la vie,
jusqu'à la conscience, est une conception qui
a pris naissance dans le cerveau de Darwin,
alors que Darwin a simplement conçu un
moyen d'expliquer les transformations suppo-
sées de certains organismes sur un humble
globe de matière obscure, perdu dans son
mouvement de rotation à travers l'infini. On
confond la théorie de l'évolution avec le dar-
winisme ; mieux encore : on écrit et on pro-
clame, ici avec joie, là avec horreur, qu'une
troupe formidable de géants se lève contre
Dieu et que, sur ses étendards, est écrit le
nom de Darwin.
En réalité ces insurgés ne sont pas des
géants, et le nom de Darwin, qui fut d'ailleurs
plein de respect à Tégard de Dieu, ne peut
pas leur être d'un grand secours. L'hypo-
ET LE SENTIMENT BELIGIEUX 175
Ihèse de Darwin, qui apparut tout d'abord
comme un grand phare au milieu des ténèbres
est allée perdant peu à peu de son éclat et a
fini par devenir une petite lueur, utile assuré-
ment, mais dans un faible rayon. Les hommes
de science avouent qu'avec cette unique lueur
de la théorie darwinienne, on ne voit pas
clairement, par exemple, comment une
espèce de crocodile a pu se transformer en
une espèce volatile. Pour ne pas rester
dans l'obscurité, on a allumé d'autres flam-
beaux, on a aventuré d'autres hypothèses;
inais de même que dans la nuit, autour de la
lumière d'un incendie qui grandit sans cesse,
le cercle des ténèbres s'étend toujours plus
démesuré, ainsi la grande lumière jetée par
tant d'observations, d'analyses et d'hypo-
thèses n'a-t-elle fait qu'épaissir dans l'âme
des chercheurs les ombres du mystère où
s'élaborent les transformations des orga-
nismes. Cependant un progrès a élé obtenu;
176 L ORIGINE DE L HOMME
d'après le consentement presque unanime des
savants, toutes les espèces vivantes descendent
naturellement d*un seul type ou de quelques
types primitifs; et voici qu'apparaît, derrière
ces phénomènes, Tombre d'une cause agissant
dans les choses, inaccessible aux sens humains,
supérieure à l'intelligence ; c'est celte cause
qui, avant l'apparition de la vie, détermine
dans la matière inorganique les mouvements
mystérieusement ordonnés de la cristallisa-
tion; c'est elle qui donne naissance aux pre-
miers organismes insexués : qui ensuite sépare
et dislingue de plus en plus les sexes, qui
crée ces différences inexplicables entre les
individus de la même espèce sur lesquelles
repose la théorie de Darwin ; c'est elle qui
reproduit vaguement dans les organes des
plantes, dans le corps des animaux, la symé-
trie des cristaux ; c'est cette cause enfin qui
agit non seulement par la lutte et la guerre,
comme l'a vu Darwin, mais aussi au moyen
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 177
de grei^ides alliances entre les diverses formes
de la vie et de grandes associations entre des
êtres semblables, dirigées comme par une
sainte aspiration vers la fraternité.
La méditation de cette cause, puissante et
inaccessible, conduit l'esprit au sentiment
religieux d'un Être qui lui est infiniment
supérieur. C'est ce que n'ont pas encore com-
pris, particulièrement en Italie, beaucoup
d'hommes religieux, riches de science théolo-
gique et philosophique, mais qui s'obstinent
à ne voir dans le camp évolutionniste que des
ennemis de Dieu et de l'esprit. 11 est naturel,
et même il est bon que se produisent ces
oppositions obstinées contre un changement
radical de vieilles idées très importantes ; il
est bon que, dans le développement des idées,
une force conservatrice intervienne pour lutter
contre la force transformatrice, ainsi qu'il
arrive dans le développement des organismes
où la première de ces forces tend à conserver
12
178 L ORIGINE DE L HOMME
chez les enfants la conformation des parents,
tandis que la seconde tend h produire des
formes nouvelles. Toutefois ces opposants
religieux commettent une erreur et une injus-
tice.
Plusieurs partisans de la doctrine nouvelle
ont jugé qu'elle laissait entières toutes les
questions religieuses. Qualrefages lui-même,
qui est peut-être le plus grand adversaire
scientifique de la théorie évolutionniste, a
tenu à faire loyalement la même déclaration.
D'autres penseurs sont allés plus loin encore.
Embrassant en esprit tout le passé de l'uni-
vers, reconnaissant avec le défenseur le
plus ardent et le plus redoutable du maté-
rialisme scientifique, Haeckel, qu'une loi de
progrès gouverne le monde et que la vie
s'élève de l'imparfait vers le parfait, ces pen-
seursont vu dansl'hypothèse del'évolution une
preuve nouvelle et splendide des croyances
religieuses fondamentales ; ils ont glorifié
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 179
l'acUon continue, immanente aux choses,
d'une Intelligence toule-puissante qui les
transforme et les ordonne sans trêve selon
le plan merveilleux d'un accord harmonique
dans l'espace et d'un progrès successif et
comme mélodique dans le temps. Pour
moi, je trouve une beauté sublime à cette
ascension continuelle de la créature vers une
perfection idéale et suprême, dont elle ira
toujours s'approchant davantage, pour ne
l'atteindre jamais. J'ai affirmé, en tant
qu'artiste, mon droit de combattre pour cette
beauté, et j'ai dit quelle me paraissait être la
place des poètes spiritualistes dans cette
mêlée entre les vieilles et les nouvelles opi-
nions. Gaudry, membre de l'Institut de
France et professeur de paléontologie, a écrit
que, dans un musée de paléontologie où les
fossiles seraient disposés pour l'illustration
des doctrines transformistes, il y aurait des
joies sublimes non seulement pour les savants.
180 l'origine de l^homme
mais aussi pour les artistes et pour les philo-
sophes. Il voudrait que pût surgir au milieu
d'un tel musée une statue de poète anonyme,
une figure idéale, méditant sur les magnifi-
cences de la création et sur ses progrès dans
l'avenir. Ce sera en effet l'attitude du poète,
demain, au jour de la victoire : mais il y a
une place d'honneur pour lui aujourd'hui, au
jour de la lutte. Avant de me rendre à mon
poste, en ma qualité de chrétien catholique,
j'ai voulu mettre en pleine lumière, avec des
documents probants, contre mille préjugés
de croyants et d'incrédules, la liberté abso-
lue qui m'est laissée par ma foi de considérer
l'idée d'évolution comme n'étant nullement
contradictoire à l'idée de création et comme
représentant un modus operandi de l'Intelli-
gence créatrice. Un grand nombre de chré-
tiens très croyants, dans toutes les Églises,
partagent cette opinion et sont de fervents
évolutionnistes* En septembre 1892, un
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 181
illustre savant anglais, le professeur Saint-
George Mivart, écrivait à une revue de New-
York : « Comment peut-il y avoir des jeunes,
gens qui abandonnent la foi pour la théorie
de l'évolution, comment peut-il y avoir des
hommes faits qui prétendent ruiner, grâce à,
elle, la doctrine de la création , alors que, moi
qui suis chrétien catholique et évolutionniste,
i'ai obtenu du Souverain Pontife Pie IX des
signes publics de faveur, et alors que le cardinal
Newmann, àquij'ai dédié un de mes ouvrages,
a été le premier Anglais qui ait étendu Tappli-
cation de la théorie évolutionniste jusqu'au
dogme chrétien?»
Le P. Le Roy, dominicain français, dans
un ouvrage sur révolution des espèces orga-
niques, a prédit à l'idée transformiste le sort
de l'idée de Galilée, qui, avant de triompher, a
d'abord fait horreur aux croyants. Une revue
religieuse allemande : Die Katolische Bewe-
gung, non moins orthodoxe, non moins
iSi l'origine de l'homme
zélée qu'aucun journal religieux d'Italie, se
plaisait, voici peu de temps, à rapporter
ces mots de Lubbock : « Une doctrine qui
enseigne l'humilité envers le passé, la foi dans
le présent, l'espérance dans l'avenir, ne peut
être inconciliable avec la vérité religieuse. »
J'ai tiré d'écrivains ecclésiastiques modernes
de semblables témoignages. Ils pouvaient suf-
fire. J'ai considéré cependant comme intéres-
sant de descendre, aidé par les lumières
d'autres chercheurs, de la théologie moderne
dans la théologie ancienne, et jusque dans
les profondeurs obscures des philosophes
chrétiens les plus illustres pour y découvrir
des analogies cachées avec l'hypothèse de
l'évolution. J'y ai admiré par-dessus tout
la liberté, la puissance, la hardiesse de ces
grands hommes dans Tinterprétation du
récit mosaïque où ils vont chercher des sens
conformes à leur idée de Dieu, rompant les
entraves d'un sens littéral qui pouvait suffire
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 183
aux foules d'esprit simple, mais qui ne satis-
fait pas leur pénétrante intelligence. C'est
ainsi que saint Augustin a imaginé une
matière première capable, par la vertu qu'avait
mise en elle le Créateur, de produire peu à
peu, et chacun en son temps, tous les orga-
nismes, de sorte que tout le monde actuel
existait en elle en puissance.
11 est ridicule de supposer que saint Au-
gustin ait conçu la théorie de l'évolution : mais
si on interprèle de cette façon le récit
mosaïque, il est bien facile d'admettre que
notre système planétaire a été produit par la
rotation d'une nébuleuse semblable à celle que
prépare peut-être la gigantesque nébuleuse
d'Orion ; il est bien facile d'admettre que les
espèces vivantes se sont produites naturelle-
ment, par générations successives : chacun de
nous est ainsi venu au monde, et nous ne
croyons cependant pas mentir en nous décla-
rant créés et mis au monde par Dieu.
184 l'origine de l'homme
L'interprétation de saint Augustin peut
être combattue par les théologiens, et elle Ta
été en effet : peu importe, si je Tinvoque non
pour établir un dogme, mais pour défendre
une liberté. Allant encore plus loin, j'ai osé
soutenir que le système de l'évolution répon-
dait à la nature même et à la direction du
christianisme. Si l'auteur de la Genèse a vu,
dans une vision confuse, la créature à son
origine s'élever d'une ascension progressive
de l'imparfait vers le parfait, saint Paul, qui
a eu la vision de ses ascensions futures, saint
Paul qui a vu dans l'avenir une transformation
deTêtrehumain et qui a comparé notre corps
animal d'aujourd'hui à la semence dont doit
sortir un corps immatériel. Saint Paul a vu
aussi se transformer, dans l'avenir, toutes les
créatures inférieures à l'homme; il les a vues
s'élever derrière leur chef, sortir du servage
de la corruption et parvenir àla liberté et àla
gloire. Il^ut une vision plus sublime encore :
ET LE SENtlMENT RELIGIEUX 185
il nous vit nous élever éternellement c?^ clari-
tatein claritatem, de clarté en clarté, selon la
loi de progrès continuel de Fimparfait vers le
parfait, déjà écrite dans les siècles qui nous
ont précédés. De nombreux comnientateurs,
je le sais, ontinterprété d'une façon différente
ce merveilleux passage de la seconde épître
aux Corinthiens : pour moi, il me plaît de le
comprendre conime l'a compris le mystique
auteur de Y Imitation quand, parlant des âmes
justes élevées à une vie supérieure, il dit
qu'elles sont : de claritate in claritatem abyssi
Deitatis transformait: « transportées de clarté
en clarté, dans l'abîme de la divinité. »
Tandis que je m'avançais sur ce chemin qui
m'a conduit à mettre en lumière les analo-
gies profondes de l'hypothèse évôlulioniiiste
et des croyances chrétiennes, j'ai aperçu plu-
sieurs fois devant moi, de loin, et j'ai montré
à ceux qui me suivaient, pour leur apprendre
à le traverser, un passage difficile, dange-
180 l'origiiNE de l'homme
reux, auquel j'arrive aujourd'hui résolu-
ment. Ce passage est défendu avec toutes
sortes d'armes, même parfois avec Toutrage
et la raillerie, par une foule d'ennemis de
révolution. Une autre foule aussi le défend,
composée de gens respectables et sensibles,
qui frémil rien qu'a le voir traverser. Ce pas-
sage suffit ti en faire reculer beaucoup qui
me suivraient volontiers jusque-là, mais
pas au delà. Tous ceux, je crois, qui ne sont
pas aveuglés par des passions théologiques
ou anlithéologiques se feraient volontiers
évolutionnistes avec moi, s'il ne fallait passer
par là. On a compris que je voulais parler de
l'hypothèse transformiste appliquée à l'ori-
gine de l'espèce humaine, et que ce passage
difficile était d'étendre la valeur de la loi uni-
verselle jusqu'à l'homme même, c'est-à-dire
d'admettre que Tespèce humaine tirât son
origine d'une espèce inférieure. L'homme est
maintenant le point central de l'évolution. Si
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 187
nous admettons que toutes les espèces infé-
rieures apparaissent grâce à un processus
d'évolution, mais que Dieu a créé Thomme
en façonnant une statue d'argile et en rani-
mant d'un souffle, ce n'est pas la peine de
combattre pour un système frappé au cœur.
Pourquoi rendre un jugement favorable à
une seule partie de ce système? Autant vau-
drait dire à un accusé : je veux vous témoi-
gner de l'indulgence, je vous absous de mille
chefs d'accusation, je ne vous condamne à
mort que pour un seul. Et, si Ton croit que
Dieu a voulu créer Adam par ce moyen en se
sarvant de boue, il n'y a aucune raison au
monde pour croire que messieurs les animaux
aient eu le privilège d'être faits d'une matière
élaborée et merveilleusement raffinée au feu
de la vie, ainsi que le veulent les évolution-
nistes; il n'y a aucune raison de croire que
Dieu ait employé tant de milliers de siècles,
un si sage ensemble d'actions et de réactions
iS8 l'origine de l'homme
vitales et physiques, une si grande coopéra-
tion du ciel et de la terre pour tirer de la
matière un cheval ou un animal quelconque,
par des procédés si éloignés des nôtres, si
supérieurs à notre intelligence et même à
notre imagination, si Ton doit croire ensuite
que ses procédés pour créer Thomme ont été
semblables au travail hâtif du sculptçur, qui,
de ses propres mains, réalise dans Targile une
conception de son cerveau. De même q^u il
est relativement facile d'obtenir qu'on accepte
le principe d'évolution en ce qui concerne
l'origine des systèmes stellaires et plané-
taires, ainsi que les formes organiques infé-
rieures à rhojnme, il est facile aussi d'obte-
nir qu'on accepte le principe d'évolution
après l'apparition de l'homme, lorsqu'on
passe de l'ordre physique à l'ordre moral,
lorsqu'on explique la naissance des orga-
nismes sociaux, leur développement, leur
décadence, leurs transformations, la prépon-
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 189
dérance progressive de Tintelligence dans la
vie humaine, l'accord progressif des cons-
ciences humaines sur un idéal moral unique.'
Mais si à celte loi supposée d'évolution on
»
accorde le gouvernement de l'univers dans
un passé dont on ne voit pas le commence-
ment et dans un avenir dont on ne voit pas
le terme en niant justement sa valeur au
point central,, c'est folie de faire reposer siir
elle un si grand poids : elle s'écroulera tout
entière. Pour moi donc qui ai parlé jusqu'ici
de cette grande hypothèse avec une idée si
haute de sa valeur, de sa beauté intellectuelle
et morale, de la lumière qu'elle peut jeter
sur la foi religieuse, il y a maintenant une
nécessité inéluctable à en éprouver la résis-
tance au point le plus important et le plus
redoutable, à rechercher quels soutiens elle a
dans la science, et si l'on peut tenter ce pas-
sage en portant avec soi sa foi chrétienne ou
bien SI la charge est trop lourde et qu'il
190 l'origine de l'homme
faille auparavant l'abandonner. Ce sera aussi
un devoir pour moi d'en parler ensuite comme
artiste, de considérer si l'hypothèse de l'ori-
gine animale de l'homme fait dans le plan de
l'univers une tache répugnante, ou si cette
tache est seulement dans les yeux de ceux à
qui elle fait horreur. Je sais que beaucoup
trouveront ma hardiesse excessive. Bien des
personnes religieuses, tout en éprouvant peut-
être une secrète inclination pour la cause que
je défends, me blâmeront, dans leur piété pru-
dente, d'avoir touché aces questions qui, par
leur nature, peuvent, ainsi que des matières
dangereuses, vous éclater entre les mains et
blesser celui qui parle et ceux qui écoutent.
A ces personnes je demanderai respectueu-
sement si elles ont bien songé de quelle façon
et en quel temps elles vivaient, si les adver-
saires des doctrines spiritualistes ont les
mêmes scrupules, s'il n'y a pas en Italie des
chaires où on enseigne que la théorie de
r
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 191
révolution a ruiné Tidée de Dieu, si elles
sont assurées que, jamais à Tavenir, de sem-
blables paroles ne partiront de cette môme
tribune, si on ne trouve pas un pareil langage
dans beaucoup de livres non seulement de
science élevée, mais même de science popu-
laire; je leur demanderai enfin s'il n'est pas
vrai que lant de petits philosophes bourgeois,
comme je le sais par expérience personnelle,
s'en vont prêchant dans le peuple que
l'homme descend du singe et que, par consé-
quent, la religion chrétienne est fausse.
Je leur demanderai, en face de ces adver-
saires, les uns redoutables, les autres seule-
ments irritants, de ne pas m'amener à
craindre jusqu'à mon parti, jusqu'à ceux qui
partagent ma foi.
II
Reconnaissons avant tout que la science
ne possède pas encore un seul document
prouvant d'une manière certaine et directe
que l'homme descend d'une espèce inférieure.
Un savant illustre, Virchow, partisan a priori
de ce qu'on a appelé la Pythècoidenikéorie^
c'est-à-dire de la théorie qui fait descendre
l'espèce humaine d'une espèce simiesque, a
dit, voici peu de mois, à Mosca, dans un
Congrès scientifique : « En ce qui concerne
l'homme^ nous sommes battus sur toute la
ligne. »
Dans les tombeaux des âges qui ont pré-
cédé l'apparition de l'espèce humaine, on a
trouvé les très proches ancêtres de certaines
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 193
espèces encore vivantes : des ancêtres très
proches de lïotre espèce, on n'en a trouve
aucun. Du fond des cavernes on a amené à
la lumière des débris humains d'une grande
antiquité : on a mesuré la capacité des crânes et
la longueur des tibias : il sembla tout d'abord
à certains que ces habitants des cavernes,
premiers parents de l'espèce humaine, res-
semblaient plus aux singes qu'à nous-mêmes,
mais actuellement même les savants natura-
listes qui fondent leur matérialisme scienti-
fique sur la parenté de l'homme et de l'ani-
mal, même ceux qui s'efforcent le plus d'en
recueillir et d'en accumuler les preuves ont
loyalement avoué qu'on ne pouvait trouver
aucun témoignage en faveur de cette parenté
dans ces squelettes auxquels ils attribuent
cependant jusqu'à des centaines de siècles.
Ils ont même abandonné l'hypothèse que le
gorille ou l'orang-outang, ou quelque autre
quadrumane des espèces actuelles, fût notre
13
194 l'origine de l'homme
parent en ligne directe ; ils en ont fait nos
collatéraux, ils ont fait remonter leur origine
et la nôtre jusqu'à une souche unique très
éloignée, jusqu'à une espèce disparue dont
on n'a conservé aucune trace et aucun souve-
nir. Certains croient que de ces ancêtres
communs les singes sont issus par un proces-
sus de décadence et nous par un processus
ascensionnel, ainsi que de certains antiques
sauriens les serpents sont issus par une déca-
dence constante et les oiseaux par un cons-
tant progrès. Les couches de la terre où on
pourrait retrouver les traces et les souvenirs
d'une semblable espèce ou de tout autre ani-
mal intermédiaire entre les quadrumanes et
l'homme ont été explorées jusqu'à présent sur
des étendues si restreintes qu'on peut les
dire intactes. On ne peut donc affirmer qu'il
ne s'y trouve point de fossiles d'une certaine
espèce animale, car autant vaudrait affirmer
qu'un certain mot ne se trouve pas dans un
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 195
livre énorme dont on n'a lu qu'une seule
page. Je pense d'ailleurs qu'on exagère l'im-
portance d'une telle lacune. Tant d'autres*
anneaux qui manquent dans la chaîne des
espèces animales et parmi les quadrumanes
eux-mêmes, comme entre le gorille et l'orang-
outang, n'ont pas empêché l'immense majo-
rité des naturalistes d'accepter la théorie de
l'évolution, d'autant plus qu'il n'est nulle-
ment prouvé que la suite des transformations
soit toujours également lente et graduelle.
D'aucuns pensent que, quand la force conser-
vatrice des formes anciennes est supérieure
à la force progressive, celle-ci s'accumule peu
à peu jusqu'à ce qu'elle l'emporte et qu'il se
produit alors un saut, une transformation
notable et brusque. D'ailleurs ceux qui crient
aujourd'hui avec un accent de défi : « Allons !
Trouvez-nous donc cet anneau entre l'animal
et l'homme », diront demain, si l'on retrouve
cet anneau : « Et que prouve cette décou-^
196 l'origine de l'homme
verte ? Vous avez simplement révélé qu'au
lieu d'un million, par exemple, d'espèces ani-
males inférieures à Thomme il y en a un
million et une. Si cette nouvelle espèce res-
semble plus que les autres à l'espèce humaine,
il en résulte que le Créateur, comme nous le
savions déjà, a conçu toute une échelle d'or-
ganismes animaux, s'élevant sur une base
unique d'après une idée de proportion et
d'harmonie, mais il n'est pas du tout prouvé
qu'il n'en ait pas construit séparément tous
les échelons et qu'il ne les ait pas mis en
place, tout prêts d'avance, morceau par
morceau. Vous ne pouvez démontrer que le
' cheval est fils de Vhipparion ni que votre
pithécanthrope est père de l'homme. Agassiz,
qui n'a jamais voulu entendre parler d'évo-
lution, l'aurait appelé un type prophétique, et
voilà tout. » Ainsi parleraient les adversaires
de l'évolution. D'un autre côté, je voudrais
tenirle discours suivante ceux qui consacrent
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 197
tant d'efforts à la recherche de ce précieux
anneau. Supposons que personne n'ait jamais
parlé d'évolution, que Lamarck et Darwin
soient encore in mente Dei pour un siècle d'un
lointain avenir, pour un âge où depuis long-
temps toutes les races auront atteint un haut
degré de civilisation et où depuis longtemps
on ne trouvera plus un coin de terre qui ait
échappé au travail de l'homme. Il est évident
qu'à cette époque les mammifères dangereux
ou inutiles à l'homme auront disparu par
l'effet d'une loi naturelle qui agit aujourd'hui
même. Je peux imaginer que ces grands
hommes apparaissent alors et que leur génie
audacieux invente la théorie de la descen-
dance animale ; je peux imaginer qu'ils en
étendent l'application jusqu'à l'homme, bien
que la terre ne renferme plus aucun animal
plus semblable à nous que nos animaux
domestiques. Permettez-moi de supposer
enfin que ni descriptions, ni dessins n'aient
198 l'origine de l'homme
transmis à ce temps le souvenir des espèces
disparues. Je vois une farouche opposition se
dresser contre ces hommes au nom de la théo-
logie et de la science; j'entends railler leur
étrange conception et j'entends mille voix
demander où sont ces espèces intermédiaires,
ces anneaux entre le chien, le bœuf ou le
cheval et l'homme. Je peux alors me figurer
qu'un africain de ces temps civilisés retrouve
dans les traditions les plus anciennes de son
continent que dans ses forêts vivaient autre-
fois des animaux étranges, en tout semblables
à l'homme, dont les tribus sauvages disaient
qu'ils étaient vraiment hommes et qu'ils ne
parlaient pas par crainte d'être soumis au
travail; même, ajouteraient ces traditions,
les indigènes du pays de Capo-Palmas auraient
pensé que les hommes des bois avaient
appartenu un jour à leur propre tribu, mais
qu'ils en avaient été chassés pour leurs vices
et que leurs habitudes de perversité obstinée
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 199
les avaient amenés jusqu'à prendre l'aspect
extérieur des bêtes. Je vois alors fouiller
dans le sol et j'en vois retirer plusieurs sque-
lettes que Ton juge bientôt n'avoir pas appar-
tenu à l'homme parce qu'ils ont la boîte
crânienne trop petite, les bras trop longs, les \
jambes trop courtes, et qu'ils présentent
d'autres différences particulières; mais il
apparaît en même temps qu'ils sont extraôrdi-
nairement semblables aux squelettes humains
par la structure générale, en ce qu'ils n'ont
pas de queue, en ce que certains ont le même
nombre de vertèbres et le même nombre de
dents, des mains qui sont de vraies mains,
des pieds qui sont de vrais pieds et où les
os du tarse ressemblent par le nombre, par
la forme, par la disposition, à ceux de
l'homme. On déclare avoir trouvé l'anneau
qui relie les quadrupèdes et les bipèdes;
on devine que certains de ces êtres ont pu
marcher, courbés assurément, mais en se
200 l'origine de l'homme
dressant sur les seuls membres de derrière.
Je demande si le triomphe remporte alors
par les apôtres de révolution ne serait pas
un peu semblable à celui de l'astronome qui
a indiqué où se trouverait une planète que ni
lui ni personne d'autre n'avaient encore vue ; je
demande si on accorderait alors une bien
grande importance à l'intervalle qui res-
terait ouvert entre ces animaux inconnus et
l'homme. Nous, contemporains des grands
singes anthropomorphes, nous qui leur faisons
lâchasse et qui les étudions dans les jardins
zoologiques et dans les musées, nous avons pu
observer^ outre les ressemblances des sque-
lettes, bien d'autres ressemblances anato-
miques de leur corps avec le nôtre; nous
avons reconnu qu'ils partagent avec nous bien
des maladies, ainsi que le goût des liqueurs
et du tabac. Nous savons enfin que leurs
petits, h la différence de ceux des espèces infé-
rieures, naissent tout à fait incapables, ainsi
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 201
que nos enfants, de se suffire à eux-mêmes.
On a affirmé qu'il y à dans. la vie cachée
de l'organisme humain un moment où la
colonne vertébrale se prolonge en un appen-
dice semblable à celui des animaux, mais qui
disparaîtrait ensuite. A un autre moment, le
corps se couvrirait de poils, pour les dépouiller
un peu plus tard. A un autre moment, des
germes de dents apparaîtraient en nombre
anormal et très considérable, pour diminuer
ensuite et ne se développer que dans la pro-
portion voulue. L'anatomie ne nous a-t-elle
pas révélé qu'il y a en nous des restes d'or-
ganes possédés par des espèces inférieures,
actifs chez elles, inutiles et parfois dange-
reux chez nous? On a abordé récemment,
sous l'empire de cette idée, l'étude d'une
petite glande cachée dans notre cerveau,
dont aucun anatomiste ne savait que faire et
où un philosophe avait songé à loger l'âme. Je
lis qu'on voit maintenant dans celte glande
>^_ »^_ . ».
202 L ORIGINE DE L HOMME
pînéale le reste inutile d'un troisième œil qui
aurait fort bien servi à des invertébrés, an-
cêtres tt'ès lointains de Tespèce humaine.
J'ignore d'ailleurs si la science des em-
bryons a vraiment le droit de voir dans les
premières phases de fa vie humaine un ré-
sumé historique de toutes les transformations
grâce auxquelles l'être vivant est passé du
poisson à l'homme. On l'affirme et on le nie.
J'ignore si l'anatomie peut dire en toute assu-
rance : cette glande, cet appendice vermicu-
laire de l'intestin, ce quatrième lobe du pou-
mon droit ne servent plus à rien, ils sont
même parfois dangereux, ils ne font que
rappeler un obscur passé de l'organisme.
On l'affirme : il est cependant difficile,
même à un profané, d'admettre que l'inuti-
lité absolue d'une seule cellule vivante puisse
être démontrée. La vérité est que cette dé-
monstration importe peu. La structure géné-
rale du corps humain, la qualité et la forme
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 203
de ses organes vitaux, sa composition chi-
mique prouvent avec une si grande éloquence
son identité substantielle et phénoménale
avec le corps des animaux inférieurs, elles
prouvent d'une façon si évidente que sa famille
est bien celle de certaines autres espèces
qu'en vérité il reste seulement à discuter si
les membres d'une même famille sontnarents
entre eux ou s'ils ne le sont pas.
Si la vie venait à s'éteindre aujourd'hui
sur notre globe et si d'autres êtres intelligents
pouvaient y venir de quelque planète pour
étudier les restes des animaux inférieurs et
ceux de l'homme, ils n'hésiteraient pas à juger
que leur origine est la même et qu'ils ont été
faits par les mêmes procédés.
Après avoir traversé, tant d'une marche
incertaine que d'un bond hardi, cet espace
vide entre l'organisme de l'animal et l'orga-
nisme humain, nous voici devant un autre
espace vide, singulièrement plus large et plus
20 i L ORIGINE DE L HOMME
profond, que Wallace, un des deux fonda-
teurs de rhypothèse qui a conservé le seul
nom de Darwin, a refusé absolument de le
traverser avec son ami.
Si, en effet, l'intervalle qui sépare le corps
de riiomme du corps du gorille ne paraît
pas grand, Tintervalle qui sépare Tâme de
rhomme de Tàme de l'animal le plus intel-
ligent paraît infini.
Darwin a sauté par-dessus ce gouffre, et der-
rière lui d'autres encore ont sauté : d'après
eux l'âme de l'homme pas plus que son corps
ne tire son origine d'un acte de création spé-
cial : elle est issue par un développement
naturel de l'âme des animaux. Tous cependant
n'ont pas traversé le gouffre au même endroit,
et c'est pourquoi, si nous imaginons des ponts
jetés en différents points, nous verrons entre
eux de véritables abîmes. Pour arriver à cette
conclusion qu'il n'y a nulle différence d'ori-
gine entre l'animal et l'homme, même en ce
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 203
qui concerne Tàme, beaucoup ont pris, der-
rière le professeur Haeckel, la voie la plus
facile et la plus courte : ils ont dit qu'il n'y
avait d'âme ni chez les bêtes, ni chez les
hommes, que les sensations, le sentiment,
l'intelligence, la raison, la volonté, la cons-
cience étaient des mouvements de la matière,
et rien d'autre. Cette idée a soulevé dans les
esprits religieux une grande répugnance qui
est raisonnable et en même temps une grande
peur qui me rappelle l'antique dicton piémon-
tais : La paura a Vé faita d'neù. Et en effet
ces philosophes auxquels était apparu comme
incompréhensible le dogme de Tâme immor-
telle en ont inventé un autre, celui de la
matière pensante, qui se comprend encore
moins. Ils ont enlevé du problème de l'uni-
vers un grand X pour mettre à sa place un
énorme Y. Ce travail a pu les divertir ; il a
même été utile en un certain sens : toute er-
reur a son utilité providentielle. Celle-ci a
? >.
206 L ORIGINE DE L HOMME
été utile en ce qu'elle a contribué et contri-
bue encore à développer des études fécondes
sur les opérations les plus mystérieuses de
l'organisme vivant: elle n'a pu donner aucune
solution du problème, ni séduisante, ni
effrayante. L'Y n'a pu, en aucune façon, s'im-
poser comme donnée scientifique.
D'autres ont pris une autre voie. Celui qui
s'est le plus efforcé de démontrer l'évolution
de l'intelligence, de prouver que l'âme*
humaine dérivait de celle des animaux. Roma-
nes, a montré qu'il avait de la science une
idée plus rigoureuse et plus exacte.
Considérant comme admise une loi géné-
rale d'évolution, le professeur Romanes a sou-
tenu qu'on ne pouvait la rejeter sur ce point
unique pour donner à l'àme humaine une
origine spéciale. 11 a cru observer que, pendant
une courte période, l'intelligence du nouveau-
né ressemblait dans sa façon de s'exprimer à
celle de certaines espèces animales les plus
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 207
favorisées de la nature. Ce fait lui parut un
rappel historique du passé dans Tordre intel-
lectuel, ainsi que, dans Tordre matériel, les
formes successives de Tembryon physique.
En outre, il a constaté une ascension, une
évolution continue de Tintelligence dans la
race humaine depuis les âges préhistoriques
«
jusqu'aux temps présents, et, comme il avait
d'abord constaté une ascension, une évolution
continue de Tintelligence depuis les animaux
les plus humbles jusqu'aux plus compliqués,
il a considéré comme probable qu'il s'agissait
d'un mouvement unique et ininterrompu.
Il a relevé une vingtaine de sentiments
divers comme la crainte, la surprise, Tamour,.
l'irritabilité, la jalousie, la colère, la joie,
l'émulation, l'orgueil, la tristesse, la haine,
la .honte, comme étant communs aux bêtes et
à l'homme; il a, d'autre part, relevé la pré-
sence de l'instinct chez nous. A l'égard des.
facultés supérieures, exclusivement humaines,
208 l'origine de l'homme
telles que la conscience et la faculté de former
une idée générale, il a dit, bien qu'avec beau-
coup de prudence et de précautions, que,
comme elles reposent sur un fond d'autres
facultés, partagées par les animaux, elles sug-
gèrent ridée d'un processus évolutif. C'est
pourquoi en étudiant le développement de ces
facultés chez l'enfant il a tenté de montrer
qu'elles se forment successivement et graduel-
lement, afin d'en induire par analogie un
passage semblable et également progressif de
l'esprit de l'animal à notre esprit, tout en
reconnaissant qu'au moment du passage
quelque ingrédient nouveau a pu être ajouté
dans le creuset.
Il s'est beaucoup attaché aux formes de
langage que possèdent aussi les animaux,
ainsi qu'aux origines de la parole humaine.
Il m'est aussi impossible en ce moment de
résumer ses laborieuses et subtiles recherches
qu'il lui a été impossible d'en tirer plus que
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 209
de simples probabilités et vraisemblances.
Celui qui considère le passé du langage
humain voit facilement les langues actuelr
lement existantes, au nombre de plus de
mille, pulluler comme les rameaux et le feuil-
lage d'un petit nombre de troncs et ceux-ci sor-
tir de souches moins nombreuses encore ; mais
voir jusqu'aux racines souterraines, mars
retrouver les germes d'où sortirent les pre-
mières idées qui ont donné lieu aux premiers
mots, c'est ce qui n'est donné à personne.
Cependant, si de ces premières idées et de ces
premiers mots sont naturellement issus tous
les langages humains, il paraît probable à
Romanes qu'eux aussi sont le fruit d'un état
antérieur où l'animal, tout près de devenir
un homme, ne possédait encore ni mot, ni
idée. i
Romanes a également recherché quelle qua^
lité de pensée on pouvait extraire des quelques
paroles primitives et pour ainsi dire fossiles,
14
<'.
:*-?iy-.
f-v.^.
210
l'origine de l'homme
ri,
que la science a déterrées. Il y a trouvé une
pensée de qualité inférieure qui reflète seule-
ment le monde extérieur et physique. De
même que le coquillage pétrifié suggère à
l'esprit du poète les images d'un temps où
l'homme n'était pas, ainsi le mot pétrifié
suggère-t-il à l'esprit du penseur les images
d'hommes chez lesquels n'étaient pas encore
développées les facultés supérieures de Tin-
telligence. Par ces observations Romanes
confirme encore davantage la probabilité de
cette hypothèse, d'après laquelle, ainsi que
l'enfant s'élève d'une condition intellectuelle
misérable jusqu'aux premières articulations
instinctives et imitatives, puis jusqu'aux idées
générales et au langage véritable, ainsi la
race, elle aussi, y est-elle arrivée peu à peu.
Il y a, selon lui, des raisons plus fortes pour
admettre l'évolution de l'intelligence qu'il n'y
en a pour admettre celle de l'organisme ; et,
s'agissant de probabilités, il ne serait pas
■ »•■ ,
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 211
sage de refuser son premier assentiment à
une probabilité aussi grande.
Cette science peut se tromper, mais elle
lient un langage serein et vraiment scienti-
fique. Quand au contraire les évolutîonnistes
de Técole de Hœckel travaillent à établir la
nouvelle théorie, on ne sait s'ils préparent
vraiment les fondations d'un édifice scienti-
fique ou s'ils exécutent des travaux d'approche
contre une foi, s'ils font œuvre de paix ou
œuvre de guerre. Tandis qu'ils racontent
l'histoire de l'univers, ils pensent avec haine,
on le sent, au récit sacré, et leur parole vibre
souvent comme une accusation : l'on dirait
qu'ils siègent non plus dans une chaire de la
Science, mais devant les Assises, dans un pro-
cès contre le Créateur, au banc du ministère
public.
Ils parlent avec un certain mépris de la
pure observation scientifique. Avecunebonne
paire d'yeux et un bon microscope, disent-ils.
*
A
» ^« . 1.
212 I. ORIGINE DE L HOMME
le premier venu peut devenir célèbre. Il nous
faut être philosophes, il faut nous persuader
que le monde n'a aucun besoin de direction
et que la présence de Dieu y est insuppor-
table.
Ils requièrent donc la mort de l'accusé ou
au moins sa relégation perpétuelle dans les
têtes faibles et les cœurs sentimentaux, hors
desquels il lui soit interdit d'agir d'aucune
façon et même de se faire voir. Ils repoussent
comme entachés de fraude, d'iiiintelligence ou
de poésie tous les témoignages qui lui sont
favorables. Ils s'élèvent enfin contre tous
ceux qui participent à la défense et insultent
comme trompeuses toutes les Églises chré-r
tiennes.
Comme, en retirant aux Églises la concep?
tion d'une âme immortelle, on leur enlève-
rait tout fondement, on s'empresse de pro-
duire au procès des documents élablissaftl
que l'homme descend de l'animal; on conclut
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 213
qu'on ne peut mettre en cause ni la spiritua-
lité ni rimmortalité de Tâme humaine, et qu'à
bien prendre on ne peut même pas parler
d'une âme particulière à Thomme, de quelque
nature qu'elle soit. Si les jurés admettent
celle prétention, ils ne peuvent éviter de con-
damner un Etre au nom duquel le genre
humain se serait trompé pendant trente ou
quarante siècles.
Au contraire, celte autre science, inspirée
par l'équité classique de l'esprit anglais, ne
veut pas juger si l'âme de l'homme diffère ou
non, par beaucoup de côtés de sa nature, de
l'âme des animaux, si elle possède ou non le
privilège de l'immortalité. f( Un Évangile peut
l'affirmer», déclare Romanes, «nous ne pou-
vons le nier». Parvenue au seuil de l'Église,
cette science s'arrête en silence.
Prenons maintenant congé d'elle et entrons
dans l'Église; voyons si, parmi tant de doc-
trines diverses qui y sont entrées après avoir
w-
V
.r i
ti^-.
t •
!214 l'origine DE l'hOMME
longuement attendu devant la porte, comme
la doctrine sur Texistence des antipodes, la
doctrine de Copernic et de Galilée sur le sys-
tème solaire et la doctrine sur l'antiquité de
Tespèce humaine qui y entre en ce moment,
voyons donc si Thypothèse évolutionnisle
relative à Torigine de Thomme peut y prendre
place aussi et, dans le cas de Taffirmative,
quelle place elle y peut prendre, et par quels
moyens.
m
-m
«I
x.X*
La place de Thypothèse évolutionniste dans
l'Église ne peut êlre assurément dans la
chaire ou dans les stalles d'honneur qui
reviennent aux vérités reconnues.
L'Église n'a aucune raison pour adhérer à
une hypothèse scientifique, quelle qu'elle soit.
Moi qui déclare adhérer c^ celle-là, si j'occupais
une dignité, une fonction quelconque dans
l'Église, j'userais probablement d'un langage
plus réservé. A la science de démontrer ses
propres hypothèses. L'hypothèse sur l'origine
de l'espèce humaine n'est pas encore prou-
vée : peut-être n'en aura-t-on jamais une
preuve mathématique et irréfutable. C'est
216 l'origine de l'homme
pourquoi je n'ai jamais pensé et je ne pense
pas que l'Eglise doive se prononcer en sa
faveur. Mais il y a des hypothèses dont
l'Eglise ne peut même pas tolérer la discus-
sion dans son sein. Voyons donc si l'hypo-
thèse transformiste sur l'origine de l'homme
est de celles-là. Pour s'en rendre compte, il
faut examiner successivement ce qui se rap-
porte au corps et ce qui se rapporte à l'âme
de l'homme.
11 n'est pas douteux qu'en ce qui concerne
le corps humain les consciences chrétiennes
soient libres de penser qu'il n'a pas été créé
immédiatement dans sa forme actuelle avec
une poignée d'argile, mais qu'il est parvenu
au contraire à cet état actuel en partant d'une
forme de vie inférieure. Cette liberté se prouve
par le fait comme le mouvement se prouve
par la marche. Le théologien Grassmann
avoue, dans un ouvrage couronné par la
Faculté de théologie de l'Université de Munich,
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 217
que ce n'est pas une hérésie. Le P. Bellinck,
Jésuite, a écrit que les catholiques pouvaient
librement discuter la question de savoir si le
corps humain avait subi des modifications où
s'il n'en avait pas subi. Aune époque un peu
plus éloignée, un autre Jésuite, le P. Suarez,
cite d'illustres écrivains ecclésiastiques et,
parmi eux, saint Jean Chrysostome, d'après
lesquels une espèce d'homme imparfaite,
douée d'âme raisonnante, a précédé l'espèce
actuelle.
La Bible n'a gêné ni ce saint ni ces autres
écrivains. La Bible ne nous révèle pas le pro-
cédé employé par Dieu pour façonner du
limon de la terre le corps des animaux infé-
rieurs et celui de l'homme. Elle dit : for-
mavit^ il «forma ». Cette parole même me
paraît semblable à un germe. Ainsi que l'arbre
le plus gigantesque est virtuellement contenu
tout entier dans une graine et conserve sa
propre nature depuis le moment où il naît
218 l'origine de l'homme
caché, minuscule et simple, jusqu'à celui où
il parvient à la magnificence d'une vie sura-
bondante qui se répand en de multiples
formes, dans les rameaux, dans le feuillage,
dans les organes les plus délicats des feuilles
et des fleurs, ainsi toute la science moderne
était-elle virtuellement contenue dans ce mot
« formavit » quand il fut jeté à la terre, alors
que les hommes n'y pouvaient voir qu'un sens
tout à fait réduit et tout à fait simple : ce mot,
lui aussi, a conservé un principe vital de
vérité durant toute la marche ascendante de
l'intelligence humaine, tandis que ce sens
réduit et simple allait se développant, jetait ses
racines, allongeait sa tige, plongeait dans l'idée
de la cause créatrice à des profondeurs toujours
plus grandes, s'élançait dans l'idée des pro-
cédés employés par cette cause à des hauteurs
toujours plusgrandes, vers des démonstrations
toujours plus lumineuses des voies les plus
compliquées par lesquelles la vie s'est élevée
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 219
du simple au complexe, de l'argile à Fliomme.
La Bible dit : « Dieu forma. » La science
dit : (( de cette manière ». Le récit biblique
de la Création a été appelé par un grand évo-
lutionniste : « la doctrine du Créateur-Char-
pentier w. C'est à tort, puisque, dans le récit,
Dieu ne travaille pas mécaniquement comme
un charpentier, mais que la force créatrice
est toujours la parole. De même que, dans la
Genèse, dans les Psaumes et dans l'Évangile,
la parole a toujours été glorifiée comme pre-
mier facteur de toutes choses. « Amen », dit
un des Livres Saints ; « principium creaturœ
Deiy), Amen, ainsi soit-il : ce n'est pas la con-
clusion, mais le principe ; ce n'est pas la
parole articulée, le commandement verbal,
mais Tordre, la loi. La science, dans son tra-
vail continuel, rencontre partout, au ciel et
sur la terre, dans tout mouvement mécanique
d'atomes, dans tout phénomène de la force
vitale, dans l'étude du passé, dans les prévi-
220 l'origine de l'homme
sions de l'avenir, celte Parole agissante, cet
ordre, cette loi : ou plutôt elle ne rencontre
que la loi, et, si la loi n'était pas, la science
même ne serait pas la science.
Le corps humain est ainsi, même d'après
la Bible, le produit d'une loi. De quelle façon
cette loi opère, c'est ce que ne disent pas les
Livres Saints. La ténébreuse énigme est
comme jetée devant nous dans un mystérieux
silence.
Si donc nous cherchons comment le corps
humain a été formé et si nous trouvons que,
selon toutes probabilités, il n'a pas été formé
sans une loi, c'est-à-dire sans l'action régulière
de forces dirigées et ordonnées suivant cette fin ,
nous sommes certainement sur labonne voie.
Allons plus avant. Nous voyons ces forces à
l'œuvre, d'espèce en espèce, depuis l'animal
le plus humble, qui n'est encore que pure
cellule et que pur estomac. Elles commencent
à y préparer un poste d'honneur pour
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 221
quelqu'un qui viendra plus tard, qui aura puis-
sance et gloire et qui régnera sur la terre.
Elles lui préparent Tinstrument de son règne,
forment une première fibre nerveuse et diffé-
rentes sortes de filets nerveux, puis les réu-
nissent en paquets, leur donnent un centre
dans la tête, et voici qu'apparaît le trône du
dominateur à venir, voici qu'apparaît, tout
petit, humble, mesquin, le cerveau. Ce cerveau
ne cesse de progresser et, ainsi que Darwin l'a
\ fait observer, aux phases de son développe-
ment correspondent toujours des modifica-
tions mystérieuses dans la forme des autres
membres.
11 progresse jusqu'au moment où à son
développement correspond une modification
obscure dans les organes de la voix.
Alors s'en dégage la première des idées et
en jaillit la première parole : ou plutôt non,
ce n'est pas la première parole, c'est la
seconde, c'est la réponse qui a exigé un
222 l'origine de l'homme
nombre infini de siècles, d'efforts, de dou-
leurs et de vies, je veux dire la réponse à la
première Parole, à l'ordre de Dieu. Par le
même travail, également continu et égale-
ment merveilleux, les mêmes forces pré-
parent dans la cellule primitive une sensibi-
lité vague et diffuse aux rayons lumineux ;
elles la ramassent dans un nerf spécial, font
apparaître une vision trouble, puis créent une
chambre noire, une lentille, tout un instru-
ment complexe qui recueille la lumière
du soleil et la couleur des objets et qui
renvoie la lumière de la vie et l'éclat des
passions, où enfin surgira la conscience
et qui à ce moment aura, lui aussi, sa parole,
se lèvera vers le ciel pour donner sa réponse,
et ce sera l'œil humain. Nous voyons ces
mêmes forces préparer peu à peu et dévelop-
per un autre organe, le rendre d'abord
mobile à volonté, puis l'habituer à un mou-
vement régulier et inconscient, en faire le
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 223
centre de vie puissant qui commence chez
l'animal à mesurer les mouvements de la pas-
sion et à palpiter de terreur, de joie, de
colère : le jour où le cerveau en arrivera à
avoir conscience de sa personnalité propre et
à concevoir le monde extérieur, où il en arri-
vera à tirer des phénomènes naturels Tidée
d'une force supérieure, ce jour-là le cœur
aussi sera prêt à parler son langage impé-
tueux, à donner sa réponse instinctive, la
première palpitation d'une émotion religieuse.
Nous voyons enfin se préparer à travers les
*
siècles l'organe le plus spécial à notre espèce :
voici que des animaux déjà supérieurs aux
autres par la constitution du cerveau, par la
vivacité capricieuse des passions, par la dis-
position des yeux réunis sur le front, se
trouvent contraints, pour assurer leur nour-
riture et se dérober à la poursuite des ani-
maux féroces, à se réfugier dans les arbres :
ce genre de vie, en les forçant àgrimper et à se
224 l'origine de l'homme
suspendre, les prépare ainsi à la position ver-
ticale et surtout à un emploi nouveau et plus
compliqué des extrémités. L'habitude de la
position verticale, outre qu'elle développe les
muscles de la poitrine d'une façon utile àfémis-
sion de la voix, modifiera les extrémités infé-
rieures et les rendra plus stables, tandis que
les extrémités supérieures, employées par
l'animal pour attirer à lui les branches, pour
cueillir et pour manier les fruits, acquerront
une mobilité, une habileté toujours plus
grandes et seront prêts à devenir un instru-
ment parfait de Fintelligence, la main
humaine; et cette main, elle aussi, parlera
son langage et donnera à Dieu sa magnifique
réponse, quand elle écrira : « Au commence-
ment Dieu créa le ciel et la terre. » Tel est le
sens qui nous apparaît caché dans le mot :
« formavit ». D'autres en peuvent trouver un
nouveau ou lui préférer l'ancien : la cons-
cience chrétienne est libre. Je crois cepen-
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 225
dant que, quand l'interprétation moderne sera
universellement acceptée, on verra en elle
une preuve que le résultat de la vraie science
n'est pas de détruire l'idée de Dieu, mais de
l'agrandir, de la purifier toujours davantage
des ressemblances matérielles avec l'homme,
de distinguer les procédés divins des procé-
dés humains et, par conséquent, de rendre
l'esprit humain plus religieux : si, en effet.
Dieu apparaît toujours plus grand à notre
esprit, ce ne peut être qu'il grandisse, mais
c'est que nous allons nous rapprochant de
Lui. 11 se produit alors ce fait étrange que plus
nous nous reconnaissons éloignés et diffé-
rents de Dieu dans la partie inférieure de
notre être, plus nous devenons semblables
à Lui et plus nous nous rapprochons de Lui
dans la partie la plus élevée : ainsi notre
nature participe chaque jour davantage à sa
lumière et à sa vie et d'un mouvement plus
rapide s'élève et se fortifie.
15
226 l'origine de l'homme
Lïime humaine ! Cette fois, en face de ceux
qui affirment que tout dans Thomme est le
produit de révolution, l'âme comme le corps,
la conscience chrétienne, dans toutes les
Eglises, se lève et dit : «Je vois qu'il n'y a
pas de différence de nature entre le corps de
riiomme et celui des animaux; je peux croire
que le premier descend des seconds par voie
de générations successives, mais je vois qu'il
y a une différence de nature entre Tâme des
animaux et l'àme de l'homme, puisque seule
la seconde est capable de former réellement
une idée générale et d'avoir réellement cons-
cience ; je dois croire qu'une parole divine est
intervenue pour créer la seconde de ces âmes
et que cette âme a l'immortalité personnelle. »
Ces prémisses étant posées, la conscience
chrétienne aie droit d'adhérer à tout svstème
sur l'origine de l'âme qui n'est pas inconci-
liable avec elles.
Je m'arrête d'abord un instant non près:
■'i
1
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 227
de ceux qui disputent sur rorigine de Tâme
primitive, mais sur un autre terrain tout
proche et très semblable, où Ton discute sur
Torigine de toutes les âmes qui sont venues
ensuite.
La théologie chrétienne n'est jamais arri-
vée à se mettre en plein accord sur ce point;
elle a mis en avant plusieurs hypothèses con-
tradictoires. On a dit que chaque àme était
créée directement par Dieu pour chaque corps ;
à quoi on a réponduque,dansce cas, les âmes
seraient indemnes du péché originel. On a
dit que les âmes étaient dans les germes et
passaient des parents aux enfants; à quoi on
a répondu que, puisque Tàme humaine était
immortelle, il faudrait accorder aussi Tim-
mortalité aux germes qui ne se sont pas déve-
loppés.
Saint Augustin avoua qu'on ne pouvait
arriver à une solution : le plus grand de ses
disciples et amis, saiht Fulgence, a écrit
'■■■iA
. !
■ ■•'i
> 1
228 L ORIGINE DE L HOMME
qu'il était permis d'adopter la première ou
la seconde de ces opinions, mais que ni Tune
ni l'autre ne se pouvaient démontrer.
11 y a à peine dix-huit ans, un très savant
consulteur de la Sacrée Congrégation de
rindex a défendu victorieusement la liberté
des consciences chrétiennes sur ce point.
Aujourd'hui, il est possible, je crois, de
concevoir sur Torigine de l'âme humaine un
système trop général assurément pour ame-
ner à découvrir, d'une façon certaine, le
caractère particulier de cette origine qui a
échappé à saint Augustin et à saint Fulgence
et que jamais la science ne pourra démontrer
rigoureusement, mais un système qui du moins
ne soit contraire ni à la foi chrétienne ni à
une doctrine qui réunisse et subordonne l'idée
d'évolution à l'idée de création. Selon ce
principe général, je vois chaque âme humaine
créée par la parole originelle : « Faisons
l'homme à notre image et à notre ressem-
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 229
blance», et cette parole n'a pu être une
parole articulée, sonore, passagère : elle ne
peut que révéler la volonté divine en action ,
comme loi de la nature, à Torigine de
l'homme; en action, comme loi de la nature,
dans la reproduction des êtres humains; en
action dans l'avenir le plus lointain où je vois
les hommes se transformant chaque jour da-
vantage à l'image et à la ressemblance de Dieu .
Ainsi donc, par une force donnée de la
volonté divine, c'est-à-dire par l'action d'une
loi naturelle, l'embryon humain, à peine
formé, est doué d'une âme et se trouve pré-
disposé à devenir un être humain, mais c'est
seulement quand il parvient à un certain
degré de développement, impossible à déter-
miner, que l'âme, touchée d'une lumière
divine, y devient vraiment humaine : ainsi
l'œil peu à peu préparé chez l'embryon
acquiert-il tout à coup, au choc de la lumière
matérielle, la faculté de voir.
.-i''
Ecx
230 l'origine de l'homme
C'est par celte intervention directe que je
vois la Volonté créatrice agir à l'origine de
chaque âme.
Or, s'il m'est permis, comme chrétien, de
penserqueles âmesdesfils d'Adam sont deve-
nues humaines par l'effet de la parole originelle
de Dieu, par une loi de la nature, à plus forte
raison me sera-t-il permis de croire que cette
parole divine a produit de la même façon
Adam lui-même, qu'agissant comme loi de la
nature elle en a préparé tout à la fois l'âme
et le corps dans une vie inférieure, et qu'enfin ,
au moment où le corps a été prêt, elle y a
créé l'âme, toujours en agissant comme loi de
la nature.
L'âme humaine, ainsi préparée de longue
main, ainsi créée tout à coup, a donné elle
aussi, en naissant, sa réponse : me voici,
c'est moi'.
L'entrée dans le monde de l'âme consciente
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 231
et de la parole créée clôt une période et en
ouvre une autre durant laquelle l'activité de
révolution devient morale. L'àme humaine
qui n'a jamais été aussi pure qu'à son appa-
rition, qui a commencé par dire : « C'est moi»,
s'en va, de cet état d'innocence, à travers la
souffrance et l'erreur, vers une mystérieuse
et fortifiante rencontre avec sa cause, où elle
pourra lui dire avec un amour plus conscient :
« C'est Toi, je te reconnais. » Mais cela n'est
point de mon sujet, et j'y reviens pour dire un
dernier mot comme artiste.
. I
IV
Je repousse avant tout le préjugé de ceux
auxquels Tidée transformiste appliquée à
Tespèce humaine répugne comme une
bassesse morale.
Poésie et bassesse morale peuvent bien
se rencontrer parfois chez un individu, mais
non dans une idée. Si Ton déclarait que
l'homme est issu du lion et de Taigle, la
femme du lys et de la rose, il ne s'élèverait
peut-être pas autant de protestations qu'en
suscite actuellement l'image de nos horribles
ancêtres, précisément parce qu'il nous
ressemblent en leur aspect imparfaitement
et monstrueusement humain. On peut ima-
giner qu'à une période future de notre
l'origine de l'homme 233
développement toutes les imperfections du
corps animal de Thomme inspireront un
pareil sentiment de répugnance à ceux qui
posséderont un corps spirituel, un corps
transformé, qui existe déjà en puissance dans
notre corps, auquel nous aspirons incons-
ciemment, que nous entrevoyons dans nos
idéalisations amoureuses et qui nous fait
tant de fois éprouver du mépris et du dégoût
pour notre humiliante animalité : mais c'est
employer un langage impropre, que dire que
nous descendons des animaux. La conscience
même de notre dignité humaine, la vibrante
parole qui l'affirme, se sont développées en
nous par une illumination supérieure qui a
pénétré et transfiguré jusqu'au visage sans
beauté qu'ils pouvaient seul nous trans-
mettre.
L'on ne peut dire que nous descendions
des animaux, car nous nous élevons en sor-
tant d'eux, et notre temps comprend de
» î
i34 L ORIGINE DE L HOMME
mieux en mieux que, si la vanilé humaine
peut parfois se plaire à descendre, la vraie
gloire de l'homme est de s'élever. Si nous
voulons chercher dans notre origine une
raison de nous glorifier, voici celle que nous
pourrons trouver : c'est qu'il n'a pas suffi
d'un instant pour nous tirer, longtemps
après les premiers animaux, de la boue,
c'est-à-dire de la pourriture des vies passées;
mais qu'un travail immense s'est fait sur
notre globe afin que de la poussière, qui ne
connaissait ni la putréfaction ni la mort,
surgissent des formes vivantes capables de
transmettre la vie, de la diriger, avec la
coopération de toute la nature, vers des
formes supérieures, sans jamais la laisser
s'abaisser une seule fois, jusqu'à ce que
pussent enfin s'élever vers le ciel un front,
un regard, une parole vivante. Je ne sais
d'ailleurs comment l'idée d'une parenté
quelconque avec les animaux peut causer au-
ET LE SENTIMEiNT RELIGIEUX 235
tant de honte à ceux qui croient en un seul
Auteur de toutes choses. Nous qui pensons
avoir été portés dans le sein de la nature
animale inférieure, nous avons pour elle
un sentiment plus religieux et plus moral
qui pénètre pratiquement dans notre vie
et devient un élément de la civilisation
moderne.
Il ne peut être moral de ressentir et d'ex-
primer du mépris pour des créatures qui
occupent la place que les lois de la Nature
leur ont assignée. L'histoire de l'univers,
depuis la première cellule jusqu'à la pre-
mière conscience, m'apparaît comme un
drame divin, dominé dans chacune de ses
paroles et dans son ensemble par des
lois complexes et rigoureuses comme peut-
être le poème humain le plus parfait peut-il
en donner une faible image. Un tel poème
ne saurait contenir de paroles méprisables,
quelque humbles que paraissent certaines
^36 l'origine de l'homme
d'entre elles, parce que chacune porte h
l'endroit qui convient son fragment d'idée
et parce qu'il lui faut tout au moins pré--
parer, précéder, et, en une certaine manière,
engendrer la parole lumineuse qui vient
ensuite.
Selon le système spiritualiste de l'évolu-
tion que je défends, la dignité morale con-
siste à combattre certaine union très étroite
de notre être avec un animal d'espèce obscure
et innommée qui s'agite encore dans le cœur
humain, témoignage vivant du passé, qui
aspire sans trêve à s'en rendre maître et qui
y lutte contre la domination d'un principe
inconnu de lui, la conscience morale ; il veut,
cet animal, se servir d'une autre force qui
n'est pas entièrement nouvelle pour lui^
l'intelligence, et, s'il triomphe, il s'empare du
visage de l'homme, il regarde par ses yeux,
tantôt dissimulé et insidieux, tantôt ridicule,
tantôt horrible, selon la nature et les mou-
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX
237
vements de la passion qui prévaut en lui,
selon qu'il a dû employer à ses fins plus ou
moins d'intelligence; s'il s'est peu servi de
celte force intelligente, si la passion est res-
iée presque uniquement bestiale, si le
triomphe est durable, il l'imprime sur le
front conquis, il marque son empreinte sur
les traits, il nous fait voir un être ambigu
qui descend par des chemins tortueux vers
un état qui n'est ni beslial ni humain, et
qui esl bien pire que ces deux états.
L'art moderne doit connaître la mission
qui lui est assignée par une loi fondamentale
de la nature en tant qu'expression des facul-
tés supérieures de l'homme. C'est à lui qu'est
échue, d'après la loi de l'évolution, la mission
d'aider le divin à réprimer le bestial, l'ave-
nir à se dégager du passé. Souvent il a
rempli et il remplit encore cet office sans en
avoir pleinement conscience, parla simple
représentation de la beauté ou encore par
238 l'origine de l homme
l'expression des sentiments les plus nobles
et par raffîrmaftion des croyances les plus
élevées : il vaut mieux qu'il le reconnaisse
maintenant tel qu'il apparaît à la lumière
de la science.
Quel que soit notre nombre, nous ne
voulons pas admettre, nous qui combattons
pour la puissance et la gloire de Tesprit, et
qui sommes en même temps pleins de foi dans
la science et dans tout progrès humain, que
la grande idée de l'évolution soit abandonnée
comme avec mépris à une philosophie maté-
rialiste qui, sans avoir aucun droit sur elle,
s'en sert comme d'une arme contre notre
pçopre idéal.
Nous ne voulons pas admettre que la
représentation artistique des idées morales
les plus conformes à l'idéal chrétien soit
respectée seulement comme une fidélité
honorable au passé. L'art, d'après notre
système, en dirigeant tout progrès moral,
>
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 23î>
fait siennes les divinations les plus audacieuses
de la science moderne et affirme sa foi dans
Tavenir. La loi de l'évolution gouverne
le monde par le jeu de deux forces, la force
de conservation et la force de progrès. Toutes
deux sont également dignes d'admiration :
cependant, si, comme on Ta dit, le premier
animal qui s'est décidé à se mettre debout et
à marcher sur ses seules extrémités pos-
térieures a été un radical, Tart aussi qui
tend à corriger toute position vicieuse et à
empêcher tout écart de l'esprit humain, qui
tend à le conduire haut et droit sur la voie
qui éloigne de l'animalité, est un art radical :
c'est un instrument très humble, mais très
utile, de cette force de progrès dont le
principal instrument est la Divine Parole tou-
jours vivante, pleine encore de germes cachés,
qui opère dans le monde tantôt éclatante et
tantôt mystérieuse, tantôt reconnue et tantôt
inaperçue, comme loi morale chrétienne.
» .
âto l'origine de l'homme
Par là je n'entends pas conseiller à l'art
la représentation exclusive des types idéaux.
11 fera bien de pratiquer aussi l'autopsie de
la bêle humaine. «Il est dangereux», dit
Pascal. « de trop faire voir àThomme combien
il est égal aux bêtes sans lui montrer sa
grandeur. 11 est dangereux de lui faire trop
voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est
encore plus dangereux de lui laisser ignorer
l'une et l'autre; mais il est très avantageux de
lui représenter l'une et l'autre».
Tout sujet doit fournir à l'art la matière
de ce double travail. Jamais l'art humain ne
sera vraiment l'art s'il ne sait découvrir
chez le même individu des éléments de vie
supérieure et des éléments de vie inférieure :
quelque germe au moins de la première et
quelque trace de la seconde.
Mais l'artiste ne remplit pas sa mission s'il
ne fait pas sentir qu'il en a conscience et
qu'il lutte contre Tanimal primitif, contre la
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 2*'
lendance de l'élémenl humain inférieur
empêcher le développement de l'éléme:
supérieur. 11 ne s'agit pas de subordonn
l'art à la morale, comme beaucoup l'ont fai
de telle sorte que la morale s'imposant àl'a
semble une chose morte qui étreiot etétoul
un être vivant, il s'agit de leur trouver ui
unité si complète qu'il soit impossible d
distinguer la conception moralede la conce
lion artistique.
Cette activité de l'élément inférieur i
l'humanité, qui, chez l'individu, prend mil
formes et se traduit en mille mouvemec
divers, se manifeste également danslasocii
et y produit le désordre oi^anique dont e
souffre. On démontrerait facilement que
. désordre organique dont souffre la socit
. est l'œuvre de basses cupidités, en par
passées, consacrées par le droit, fortifit
dans les institutions par la coutume, deveni
inconscientes [et automatiques, en par
242 l'origine de l'homme
vivantes, actives et conscientes dans les
classes les plus élevées comme les plus basses
de la société; ces passions ont produit le
désordre parcequ'ellesontétoufféle sentiment
de cette loi suprême qui est dans Tordre
moral ce qu'estlaloi d'attraction dans Tordre
physique, de cette loi qui impose aux âmes
humaines dans Tordre moral et aux atomes
dans Tordre physique de s'attirer réciproque-
ment et de graviter ensemble vers un centre.
C'est pourquoi l'art généreux qui se
passionne pour les misères sociales doit se
garder à tout prix de susciter, même indirec-
tement, ces cupidités ; il doit les combattre
toutes au moyen d'un idéal de justice capable
de transformer le monde par l'amour et par
l'égale répartition non des jouissances, mais
des devoirs : et ces devoirs ne sont pas ceux
qui correspondent à des droits soutenus par
la force et réglementés par des Codes, — ceux-
là, aux législateurs d'y pourvoir, — mais ce
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX
sont ceux au contraire qui corresponden
loi d'attraction morale, aux droits de l'An
aux droits de Dieu.
Chevaliers de l'esprit, nous ne nous cr(
obligés ni de mépriser ni de haïr le cor|
est naturel à la poésie comme à l'a:
d'idéaliser le corps humain, d'anli
instinctivement d'unefaçon vague, imagii
prophétique, sur son évolution à venir,
petite et délicate main de femme n'est
dans l'esprit du poète et de l'amant,
forme, couleur, vie, sensibilité, intellig
passion, grâce féminine: elle est pour ei
court et délicieux poème, une parole ir
dcTâme; elle devient, dans son éclatdui
comme un symbole d'immortelle jouiss
Il leur répugne de se représenter que la (
main idéalisée provient de membres qi
furent pas humains, même à travers
myriade de siècles, mais il leur répugne»
ment de se représenter l'intérieur de
1 1.
244 L ORIGINE DE L HOMME
main comme le fait un professeur d'anatomie.
Les deux répugnances ont la même source,
ridée d'une vie inférieure, purement animale,
d'un organisme semblable par sa structure
intime à celui des bêtes.
Ce fait nous offusque bien plus si nous le
considérons dans le corps tout entier. Nous
avons bien peu d'avantage à le nier dans le
passé, puisqu'il nous faut ensuite l'admettre
. dans le présent. Eh bien ! je trouve que, plus il
nous apparaît vif et fort, plus aussi il doit
nous entraîner à une impétueuse réaction,
plus il doit donner d'élan à l'imagination
amoureuse qui ne veut considérer dans un
corps que la beauté extérieure, l'éclat de la
vie, l'expression intense de l'âme, en un
mot toutes les qualités qui conviennent au
corps idéal de l'homme, au corps de l'homme
dans l'évolution future qui lui est promise.
Je dirai même que nous avons nécessairement
de la beauté corporelle un idéal qui diffère de
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 245
l'idéal antique. Tout esprit un peu moderne:
sent la froideur, l'insuffisance de la beauté;
féminine du pur type classique comme
inspiratrice d'amour et d'art; mais nous
pouvons aussi en donner les raisons. La
beauté grecque exprime un contentement de
soi, tout rayonnant et tout plein de sérénité,
mais sans orgueil; elle me représente la joie
sublime de la nature humaine surgissant enfin
des ténèbres d'une vie inférieure et naissant
à la lumière, heureuse de se reposer dans la
contemplation. Son caractère est la satisfac-
tion et le calme. Au contraire, notre idéal de
beauté, tout pénétré de sentiment délicat et
d'intelligence en chaque ligne du corps, a
pour caractère l'aspiration : il exprime des
désirs inquiets etjamaisassouvis qui réclament
de l'amour et de la vie l'infini et l'éternel. Il
me représente la nature humaine encore plus
élevée, douée d'une âme nouvelle, illuminée
par un idéal qu'elle ne comprend pas bien,
■ f!
246 l'origine de l'homme
mais qu'elle sent et auquel elle aspire à
s'assimiler tout entière.
Un art qui s'inspire ainsi de l'hypothèse
évolutionniste dans l'ordre moral et dans
l'ordre physique a un caractère évidemment
religieux. La doctrine de l'évolution humaine
ainsi comprise s'accorde avec le sentiment
religieux et le sentiment moral les plus purs.
Voilà pourquoi je crois de toute mon âme
que cette grande hypothèse est vraie.
Un matérialiste que j'aime, non pour ses
théories assurément, mais pour la tristesse
profonde, amère, léopardienne qu'elles lui
ont mise au cœur, a observé que, si tant d'élé-
menls minéraux de la terre se retrouvaient
dans les autres astres, il devait bien s'y trou-
ver aussi la matière qui donna naissance à la
première cellule vivante et que, la loi d'évolu-
tion étant universelle, si une première cellule
a pu, sur la terre, en arriver à produire des
êtres qui ont le sentiment et la puissance
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 247
créatrice de la poésie, une autre cellule aura
pu, bien probablement, en produire de sem-
blables sur quelque autre étoile du ciel. « C'est
pourquoi », écrit Maudsley, quand Tun de
nous regarde de la terre dan s les bleus abîmes
d'une nuit sereine etque, envahi par une émo-
tion inexprimable, il oublie les choses ter-
restres et vibre tout entier à des sympa-
thies mystérieuses pour quelque chose qu'il
ne voit pas, qu'il n'entend pas, mais qu'il
sent cependant, peut-être subit-il l'action
obscure d'êtres lointains en rapports plus
étroits avec lui qu'il ne le soupçonne. » J'aime
à penser qu'il en est ainsi réellement, qu'au
moins dans quelque autre planète se sont
développés et existent maintenant des êtres
semblables à nous par l'intelligence et par
l'amour, qu'il y a entre ces êtres et nous des
sympathies mystérieuses et que quelqu'un
d'entre eux atteste là-bas en ce moment,
comme je l'atteste ici, la beau té et la grandeur
248 L ORIGINE DE L HOMME
de la loi à laquelle nos étoiles doivent la
lumière et à qui nous-mêmes devons la
parole. J'aime à penser qu'il n'y a pas d'astre
au monde sur lequel ne se soient pas levés,
ou ne se lèvent pas maintenant, ou ne doivent
se lever un jour des témoins fidèles pour
proclamer l'unité de cet ordre par lequel une
cause infinie et universelle fait continuelle-
ment monter la vie vers soi et la conforme
toujours plus à sa propre image, afin d'obte-
nir un amour toujours plus conscient, tou-
jours plus semblable au sien.
Voici déjà que des voix nombreuses
s'élèvent de la terre pour rendre ce témoi-
gnage. Bien qu'elles soient accusées, — et
comment ne le seraient-elles pas, — de bles-
ser le sentiment religieux et la dignité
humaine, je m'honore d'unir ma voix à ces
voix; si, en ce qui concerne le dogme, c'est
aux maîtres que j'en ai appelé, au nom
d'autres maîtres : en ce qui regarde ces senti-
ET LE SENTIMENT RELIGIEUX S
ments, les plus divins de Tàme, c'est h Voi
ô mon Dieu, que j'en appelle au nom
l'Idéal !
f.^f
TABLE DES MATIÈRES
Préface
r. Sur une récente comparaison des théories de S. Augus-
tin et de Darwin au sujet de la Création 1
II. Pour la beauté d'une Idée 81
III. L'origine de l'homme et le sentiment religieux... 165
TOL'HS. — IMP. DESLIS FRÈRES, 6, RUE GAMBETTA.
ANTONIO FOGAZZARO
f
' Les
Ascensions
humaines
Évolutionnisme et Catholicisme
Disposuii ascettsionts in corde suo.
Psaume LXXXIII.
Traduit par ROBERT LEOER
<-'^^i.'^i
<* .
Librairie académique PERRIN et 0\
'
I
i
I
J
. . \
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de combat. — La renaissance de Tidéalisme. — L'art et ht morale.
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Étude sur les principes, les formes et lès procédés dfr gouver-
nement, l volume in-i6 •. 3 fr . 50
LEFÉBUfiE ^Léon). — Le Devoir social. — {Ouvrage couronné par
L" Académie française^ prix Monlyoji), I, volume ln-16.. 3 fr. 50
BUENIER DE MONTMORAND (vicomte). — La Sociflté française
contemporaine. — Clergé, noblesse, bourûecisir, peuple.
{Ouvrage couronné par l'Académie française^ prix' de Jouy).
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BAUMANN (Antoine). — La Vie sociale de notre temps. — Notes,
opinions et rêveries d'un positiviste. 1 volume in-16.. . 3 fr. 50
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religieuse, l volume in-16 3 fr. 50
NICOLAY (Fkrnand). — Les Enfants mal élevés. Étude psycho-
logique, anecdotique et pratique, l volume in-16. 18* édition.
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tiques) 3 fr. .50
HELLO (Ernest). — L'Homme. — La vie, la science, l'art. 5« édit.
1 volume in-16 3 fr. 50
— Le Siècle. -— Les hommes et les idées. 1 vol. in-16. * 3 f r. 50
— Physionomies de Saints. 1 volume in-16 3 fr. 50
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Paru. — Imp. K. Capiomont et C«», me de Seine, 87.